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Marie-Anne Lorgé

A l’ombre du lilas

«Il suffit d’un sourire entrevu là-bas sous un chapeau de crêpe blanc à bavolet lilas, pour que l’âme entre dans le palais des rêves»: c’est Victor Hugo qui l’écrit (dans Les Misérables, tome IV, Un coeur sous une pierre)…


Un bavolet? Peu probable d’encore croiser cette ancienne coiffe campagnarde. Par contre, du lilas qui tombe en grappes (appelées thyrses), ça, c’est l’accessoire floral et olfactif de la saison – mon père en accrochait toujours une branche à sa brouette de jardinier de mai (eh oui, comme le chante Barbara, «j'ai mes souvenirs/Du joli temps du lilas»).


Pour ce qui est du «palais des rêves», à chacun de se débrouiller pour choper le sourire qui tient d’adresse.


En tout cas, dans ce mois dévolu à la photographie – semé en 28 lieux (la moisson peut intimider!) –, je vous propose un parcours où il est d’abord question de loup-garou (fabuleux travail de folle métamorphose du performeur couturier Mike Bourscheid), de cheval (émouvant univers d’Ulla Deventer) et de glacier (déboussolante géologie de Raphaël Lecoquierre). Certes, j’y bouture aussi du portait, de gens et de murs, et même du textile (selon la fausse ingénue Emma Sarpaniemi).



Mais quoi? En fait, le Mois européen de la photo au Luxembourg (EMoPlux), organisé tous les deux ans par Café-Crème asbl – battant actuellement son plein – est un festival dédié à la culture visuelle, qui, en l’occurrence, explore un large éventail de genres et de formes photographiques. Et «large éventail», c’est peu dire, on est parfois, en contre-pied du flux visuel globalisé, dans un «au-delà de l’image», dans le questionnement de ce qui fait photo et qui peut être… un geste (ce, dans le cas rebelote de Raphaël Lecoquierre au «Casino», avec ses dépôts rocheux, ses Tills transformés en environnements sensoriels envoûtants, je vais y revenir).


Autrement dit, la photo est «considérée comme une espèce d’attitude qui peut prendre plusieurs formes» – une image, une matière, un son, une sculpture, une installation, un parcours… – donc, «une attitude plus riche de l’image que dimensionnelle» (dixit Paul di Felice).


Le mieux, c’est encore de vous raconter par l’exemple – pour l’heure, je pioche de Dudelange à Luxembourg, aller-retour, 2 villes, 3 lieux, 8 expos –, sachant du reste que si le festival se répand principalement sur deux mois, mai et juin, c’est précisément du 10 au 13 mai qu’auront lieu les «EMoP Days», associant une nouvelle série de vernissages (dont à neimënster, au MNAHA et au Mudam), la portfolio review, des rencontres avec les artistes et la remise du prix Emop Arendt Award le 10 mai chez Arendt & Medernach, cabinet d’avocats luxembourgeois – en lice, 5 nominés, dont Cihan Çakmak (visuel ci-dessus).


Ah oui, dans la foulée, notez qu’aux Rotondes, du 18 au 21 mai, le «Luxembourg Street Photography Festival» change de nom et devient Light Leaks Festival … ou festival des fuites de lumière, embarquant la narration dans la photographie de rue, le photojournalisme et la photographie documentaire. C’est dire si le lilas est têtu.


Autre info de taille, le thème de l’EMoP 2023, c’est Rethinking Identity – pour rappel, en 2021, c’était Rethinking Nature, quant au «Rethinking» de 2025, pour clore la trilogie, il est encore tenu secret. Toujours est-il que ce thème est un gigantesque fourre-tout qui englobe moult définitions, réflexions et projections: l’identité artistique, de genre, sexuelle, culturelle, sociale, territoriale, soit, tout ce qui construit LES identités. En gros, le 9e EMoP, c’est un diversifié corpus d’œuvres… au chevet de constellations identitaires.


Pour autant, pas de prise de tête… laissez-vous guider – et ce, en 2 temps pour éviter la déambulation indigeste, donc, en programmant d’emblée pour demain le Pomhouse/CNA avec le loup-garou Mike Bourscheid, ainsi que le «Casino» avec Raphaël Lecoquierre et les 20 artistes de Bodies of Identities.


C’est parti…



Premier arrêt, à la Reuter Bausch Gallery. En compagnie de Christian Aschman & Laurianne Bixhain, une communion de l’architectural et de l’atmosphérique, de la ligne et du flou dans une expo au titre aussi poétique que sibyllin, Ce qui reste est une chose intermédiaire, répétée («What remains is an intermediary thing, repeated»).

Allez savoir pourquoi, ça m’a fait penser au sculpteur et à son burin, au creux et au plein, à l’ombre et à la lumière ou, par analogie musicale, à la note et au silence. Il y a de ça entre Christian et Laurianne. Qui, tous deux, réactivent/recontextualisent d’anciennes œuvres, où percolent le temps et l’espace (visuel ci-dessus).


Christian Aschman reprend son projet tokyoïte, initié en 2014, publié en 2015 dans le livre d’artiste In The Space In between, la capitale japonaise autrement fébrile est en attente, en tout cas déserte, suspendue à une sobre géométrie de fils et d’angles. Cette fois, dans une sorte de vaste fresque à l’allure de papier peint, ou de poster panoramique scotché sur un pan de mur de la galerie, certaines de ces photos se retrouvent exposées collées comme des affiches sur des portes ou lieux publics dans les rues de Paris, autre métropole agitée, où l’affichage sauvage, sitôt adhéré sitôt arraché, trahit l’affairement humain. Sauf qu’il n’y a pas âme qui vive, à l’exception de deux/ trois quidams passant pressés, des Nippons… comme dans un continuum spatio-temporel: c’est Tokyo à Paris.


En même temps, cette extraordinaire composition/recomposition/superposition kaléidoscopique a ceci de singulier (et de très captivant) qu’elle ouvre le regard à la mutation: de l’architecture au corps, de l’immuable à l’aléatoire, au mouvement, à l’instant, y compris tous les délicats écarts qui disent l’absence et la présence. En clair, la photographie… est un agent double.


Avec Laurianne Bixhain, la matière est sensible, aussi physique qu’abstraite, allégorique, spirituelle. Quelque chose de l’ordre à la fois du sommeil et de la fluidité, de la déambulation et de la lumineuse obscurité qui rend insaisissable l’objet, le lieu. A coups de «tirages d’une grande douceur visuelle». Pour la Reuter Bausch Gallery, en ajout à la série The day begins with a loud boom, vue au Mudam dans Freigeister en 2021-22, Laurianne tente une figuration, mais qui se dérobe: ralenti sur un visage enfoui dans les cheveux, sur un profil et un dos qui «émergent de quelque chose d’épais». «Je ne clarifierai pas mon visage. Je n'aiguiserai pas mes contours. Je ne serai pas votre sujet, ni votre premier plan. Je serai UN INTERMÉDIAIRE éternel.» – photos prises lors d’une répétition de Shadow Text, une performance de Chloe Chignell, à Argos (Centre d’arts audiovisuels), Bruxelles, mars 2023.


Infos: Reuter Bausch Gallery, 14 rue Notre-Dame, Luxembourg, jusqu’au 20 mai, www.reuterbausch.lu


On quitte le noir et blanc. Le deuxième arrêt est donc en couleurs, aux Centres d’art Nei Liicht et Dominique Lang, à Dudelange



C’est dans ces deux lieux que s’entremêlent les expos Humain de Mike Zenari et Impermanence Horizons de Sven Becker, deux photographes de la scène luxembourgeoise connus tant pour leurs créations personnelles que pour leur œil sollicité dans la presse nationale.


Avec Mike, des portraits… de gens rencontrés dans la rue, une mosaïque de personnages parfois hauts en couleur, un florilège né de brèves mais intimes interactions, une façon de raconter l’identité à hauteur de l’humain multiforme, de saisir une réalité qui, pour le coup, a parfois une allure de fiction. Et justement, c’est pour éprouver la frontière que Mike recourt à l’IA (Intelligence artificielle), générateur de portraits simulacres.


En vrai, c’est bluffant, une image ainsi produite ressemble à s’y méprendre à un individu réel. Faites le test: d’un côté, une série de 4 (ou 6) portraits sur le vif – tous accrochés par un aimant (une simple astuce nous permettant de distinguer les originaux de leur substitution) – et de l’autre, tout contre, juxtaposé, un portrait unique, réaliste, qui rassemble tous les autres, résultant de la fusion de données, d’algorithmes et autres manipulations. L’illusion est confondante. Effrayante. Sauf à savoir qu’à ce stade l’IA ne parvient pas encore à restituer «la complexité émotionnelle d’une personne réelle», ni cet indéfinissable qui singularise une rencontre.


Avec Sven, des lieux et des non-lieux. Du trompe-l’œil. Une façon de sampler, d’associer/combiner autour d’une même ligne d’horizon des images autrement dépareillées, et d’ainsi jouer «avec la confusion de la perception»: ici, rendre abstrait ce qui réel, là, «soustraire des éléments pour interroger ce qui pourrait bien la compléter», ailleurs, expérimenter un format où, comme un mille-feuille, une vue de foule s’insère entre une rivière et un gros plan sur une cascade d’ordinateurs. Le commun dénominateur du tout (c’est assez curieux mais tantôt ludique, tantôt méditatif), c’est l’impromptu (une page blanche surgissant comme une fenêtre dans une mer de nuages rosés et bleutés, visuel ci-dessus), c’est le transitoire des corps, des milieux, des formes et matières, c’est la fragilité, le doute, c’est le temps à ralentir pour réellement voir et pas simplement regarder, ce qui est tout l’enjeu de la photographie, un monde en accélération constante.


Expos accessibles jusqu’au 18 juin - www.centredart-dudelange.lu


Retour à Luxembourg, station Cercle Cité, dans l’espace du Ratskeller investi par six artistes, qui, dans leur quête identitaire, abordent les notions de famille et de communauté.



C’est une sélection qui s’échappe des clichés classiques et joue grosso modo la carte de l’émotion et de l’humour.


L’émotion, c’est la matière d’Ulla Deventer, dont le besoin de protection – que symbolise la famille – s’incarne dans le cheval. Elle en tire de sublimes portraits, de qualité picturale, transcendés par une lumière inouïe. Sauf qu’il n’y a de beauté qu’issue de la violence (Baudelaire s’accorde à le dire). La preuve dans une œuvre particulièrement sensible: l’installation d’une table nappée de blanc, où, devant des serviettes immaculées, des mors tiennent lieu de couverts.


Ulla s’identifie à l’animal; le cheval, c’est une image d’elle-même. Et la table, c’est à la fois un espace domestique et un autel sacrificiel, eu égard aux éléments y déposés, tous ambigus, allusifs quant à la violence dont l’animal, et symboliquement la femme, est victime. Autour, des mors fracturés, en céramique, reposent sur un grand coussin virginal. A côté, des gros plans sur des tresses et autres queues de cheval, des motifs équivoques, aiguillonnant la confusion entre le trophée et la coiffure, transfert féminin.


Le rapport à la mort est évident – fût-ce par le glissement sémantique: mors/mort –, sauf que le dessein d’Ulla Deventer n’est pas de parler de l’animal chassé mais de véritablement rendre un hommage à ce miroir tendu qu’est le cheval (visuel ci-dessus: Snowwhite, Accra, 2021).



La carte humour, c’est l’artiste finlandaise Emma Sarpaniemi qui la bat, avec sa galerie d’autoportraits à l’allure de défilé de mode acrobatique: une mise en scène décalée et colorée de la représentation de la féminité dont le point de départ est le vêtement trouvé… dans une friperie très années 60-70 (visuel ci-dessus: When the Sun goes down We see Lemons, 2019).


Avec Cihan Çakmak, également de l’autoportrait.

«Pas facile d’être femme, surtout quand on est kurde, ce, en Allemagne». Et Cihan de militer par l’image contre la culture traditionnelle et patriarcale de sa communauté, en posant du même coup la question du genre, mais sans être activiste féministe, donc, de façon subtile, dissimulée, avec deux amies, derrière de fins carrés de tissu, légers, transparents, flottants… substituant le rêve au voile (revoir le tout premier visuel, en tout début de post).


Dans l’exposition, nombreuses sont les références au textile. Et à l’aspiration. Il en va ainsi aussi avec Lisa Khol, chavirée par la crise migratoire. Les traces de l’exil, et du rêve perdu, Lisa les traduit dans une approche éminemment poétique, en captant l’absence, l’invisibilité, donc, point d’humain, mais une toile de tente abandonnée, dressée/portraiturée comme un monument, cruellement beau (la photo confine au tableau): «c’est une quotidienneté mais aussi une sacralité».


Enfin, il y a la douloureuse histoire de la Polonaise Karolina Wojtas, maltraitée jeune par son petit frère, et dont l’œuvre, très baroque, confine à la thérapie. C’est une installation complexe, une «sculpture photographique» composée de couches d’images (les siennes et d’autres, aléatoires) reproduites sur toiles cirées (une matière qui évoque l’espace domestique, familial), que chacun peut manipuler à loisir, comme un jeu d’apparition-disparition.


En résumé, 5 artistes femmes. Mais Jojo Gronostay – seul électron masculin, aux origines africaines – de compléter la sélection, inspiré par la mode et l’architecture, déjà croisé à la Konschthal Esch fin 2022 avec sa collection de vêtements récupérés au marché d’Accra au Ghana, caustiquement intitulée Dead White Men’s Cothes.


Infos:

Au Ratskeller (Cercle Cité), Rue du Curé, Luxembourg: Rethinking Indentity, family, community, jusqu’au 2 juillet. Entrée libre (de 11.00 à 19.00h). Visites guidées gratuites les samedis à 15.00h – cerclecite.lu

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