Bientôt, au regard de tout ce que l’on inflige à la terre, au lieu de se souhaiter «bon appétit», on bredouillera un «bonne chance»: c’est un jardinier qui le dit, Pierre Rabhi (né en 1938 en Algérie), un insurgé permanent, un humaniste, qui vit en Ardèche, partisan de l’agro-écologie et initiateur d’un mouvement qui tire son nom d’oiseaux-mouches: les colibris.
Et selon Rabhi, la vie est devenue aussi carrée et desséchée qu’une boîte. De la maternelle au bahut, du dancing – on sort en boîte et on y va avec sa caisse – jusqu’aux quatre planches finales.
Depuis Dialogue avec mon jardinier – le film de Becker de 2007, tiré du roman éponyme d’Henri Cueco, peintre et auteur aussi du Journal d’une pomme de terre (pour ceux qui ne connaîtraient pas Voltaire) – on ne peut plus feindre d’ignorer la valeur de la simplicité. Ni des regards croisés entre la société et les arts.
Partant de là, je m’en vais sans trembler, une touffe de bardane (herbe têtue aussi bizarrement appelée «plaque-madame») collée aux semelles, vous parler de l’assembleur (primé) Eric Schumacher – attendu dès le 24 avril à la Konschthal Esch – et de l’expo collective à l’affiche de la galerie Zidoun-Bossuyt. Point de plante là-dessous, mais une forme de militantisme.
Cap donc à 360 degrés sur la galerie Zidoun-Bossuyt, qui expose une sélection d’artistes de la diaspora noire, des Afro-Américains – à l’exception d’Eddy Kamuanga, Congolais –, cinq au total, tous peintres – à l’exception de Sharif Bey, céramiste (du reste, né en 1974 à Pittsburgh, il est le plus âgé de la sélection) – , adeptes d’une stratégie imagée afin d’en découdre avec les stéréotypes, les questionner, les recontextualiser.
L’expo peut faire écho aux déclarations racistes croissantes tout autant qu’à l’actuelle brutalité policière, sauf que les artistes réunis ne mettent pas la violence en scène, ils ne la banalisent pas non plus, ils lui tendent un miroir avec une férocité douce, une ironie amère, tapie dans l’opulence des couleurs et une esthétique trompe-l’œil, où percolent métaphores et symboles.
Pas de poing levé? Sauf peut-être dans les éléments rituels que Sharif Bey, né en1974, «élevé dans un foyer anti-impérialiste», canalise dans ses formes d’argile faisant «référence au patrimoine visuel d’Océanie et d’Afrique». Sauf aussi dans la pratique de Pat Phillips, qui a maintenu une présence underground via le graffiti pendant 20 ans avant de se consacrer en studio à la peinture.
Grosso modo, au travers des oeuvres, toutes figuratives, il est à la fois question d’une relecture de l’héritage colonial – dans le cas d’Eddy Kamuanga en l’occurrence – et d’une lecture du présent par le prisme des tensions sociales embusquées dans la structure gigogne des cultures.
Avec, pour exemple, Kathia St Hilaire, seule femme à bord du navire, la plus jeune aussi (née en 1995 à Palm Beach), qui «pense tellement que la race se situe en surface et qu’il y a peu de compréhension de la culture». Kathia est un phénomène qui fait trembler le marché de l’art, à la faveur d’un langage singulier qui associe le collage, la couture et l’insertion de matières racontant son identité haïtienne, dont des étoffes et fragments d’emballages «pour des tresses de sucre».
Le résultat, après découpes, superpositions et transferts, est une peinture-relief d’une grande subtilité, de toute beauté aussi – dans l’expo, on découvre notamment des paysages marins exotiques taillés par des algues bleues miroitantes. C’est surtout un processus en couches qui permet à Kathia St Hilaire d’évoquer ses liens caribéens, et ses déconnexions, mais aussi de voir comment son histoire persiste ou se dissimule au sein des dissensions entre communautés, là, au sud de la Floride où elle vit.
Direction la Louisiane, où Pat Phillips a déménagé dans sa prime enfance («issu d’une famille noire de la classe ouvrière», Phillips naît en Angleterre en 1987) et où Michael Ray Charles est né (à Lafayette précisément) en 1967 – il est donc l’aîné de la bande, et l’un des plus célèbres, lauréat entre autres du prix de Rome en 2018. Dans son vocabulaire, Charles s’approprie des images de la culture populaire, surtout du monde de la publicité – évidente allusion, ainsi, à la marque de cacao Banania créée en 1914 et à tous les stéréotypes raciaux véhiculés par le «rire nègre» publicitaire depuis les années 1890 –, afin d’ausculter la survivance des caricatures et «d’exposer le racisme sous-jacent qui prévaut» dans la société américaine contemporaine.
Notez que le réalisateur Spike Lee a qualifié le travail de Charles de «cinématographique», je cite: «Ses oeuvres sont des feuilles uniques, des affiches pour des films qu’Hollywood n’aurait jamais le culot de faire, explorant la race et le sexe dans ce pays».
Du culot, Pat Phillips n’en manque pas non plus, sans recourir à des personnages, mais à des briques – qui disent la travail forcé d’hommes noirs par l’Etat – et à des perceuses aux allures de Magnums et autres calibres d’armurerie.
Le travail de Phillips participe du récit autobiographique, d’un récit en tout cas perfusé d’expériences personnelles: vie en banlieue et père maton – et mère sensible à l’art naturaliste et engagé de Norman Rockwell. Et la stratégie imagée qu’il a mise en place, avec la rébellion tendue comme un élastique, est sa façon «de sonder les abîmes raciaux du système judiciaire et, par inférence, la vie quotidienne», incluant les emplois subalternes invariablement attribués aux Afro-Américains, leurrés par une improbable échelle sociale, économique et politique.
Entre une pyramide de briques – éclairée comme un podium – et des pelles – à creuser un chantier ou… une tombe –, Phillips fait mine de plaider la communion pour mieux crier l’effondrement du système. Vision féroce mais retenue. Prédication mais sans slogan. Il n’empêche, ça écharpe toute velléité complaisante comme du verre.
Enfin, de la porte d’entrée le regard file tout schuss vers un grand format accroché au beau milieu du mur du fond de la galerie, un format signé Eddy Kamuanga, né en1991 à Kinshasa, artiste parmi les plus emblématiques de la scène congolaise – à droite sur la photo, en face des affiches détournées de Charles –, pilier aussi «de la vibrante scène kinoise» via la création, avec d’autres artistes, du studio M’Pongo.
Zoom sur la toile vive, où Kamuanga raconte la condition de son pays, entre un passé colonialiste aussi violent que scandaleux – plus d’un siècle d’exploitation – et un avenir incertain.
Sur un faux trône, une sorte de roi déchu, apathique, en tout cas, un personnage au regard perdu, vêtu du veston du dominant blanc en même temps que drapé du pagne wax (tissu imprimé), et dont les membres «sont scarifiés de motifs rappelant les circuits électroniques» (sachant qu’après avoir été le fournisseur d’ivoire – et pas que –, «la RDC est aujourd’hui le plus grand exportateur mondial de coltan, matière première utilisée dans les puces informatiques et les téléphones portables»).
A sa gauche, une chèvre, animal qui s’offre par tradition lors de mariages, et à sa droite, un objet rituel, une statue aveuglée par un ruban jaune, comme une métaphore à la fois d’un artisanat confisqué et d’une fécondité en berne ou, plutôt, d’une mission coloniale ordonnatrice de rapts d’enfants à des fins de main-d’œuvre gratuite, enfants jadis parqués dans des fermes-chapelles, ou bâtisses de briques rouges, selon un impératif d’évangélisation instauré par les Pères jésuites.
En fond de toile, derrière le «trône», un muret de briques rouges ravive la tragédie de la conversion et de l’exploitation de la jeunesse congolaise. En même temps, en intégrant des éléments de la persistance des traditions dans un présent confus, ce dont nous parle Kamuanga, c’est surtout et avant tout de résistance. Cette histoire de résistance n’est pas suffisamment racontée, dit Kamuanga, qui s’évertue donc de l’explorer et de l’incarner dans un singulier mélange de pudeur et d’éclat.
Infos: A voir jusqu’au 8 mai 2021, Zidoun-Bossuyt Gallery, 6 rue Saint-Ulric, Luxembourg-Grund, www.zidoun-bossuyt.com
Slalom vers Esch/Alzette.
En préliminaire à son ouverture (en automne 2021), la Konschthal Esch – lieu actuellement en travaux (mutation de l’ancien Espace Lavandier en espace d’art contemporain ) – propose un cycle d’expositions intitulées Schaufenster (vitrine). Cycle inauguré en octobre 2020 par le tandem Feipel & Bechameil, exposant Un monde parfait, et qui, pour sa 2e étape, questionne encore les rapports entre l’architecture et la société en programmant donc d’accueillir l’artiste Eric Schumacher, lauréat (depuis le 8 avril) du prix Arts et Lettres de l’Institut grand-ducal – sachant qu’il «ne s’agit pas du résultat d’un concours mais de la reconnaissance d’une démarche plasticienne d’ici et maintenant».
«Ce qui caractérise l’oeuvre de Schumacher, c’est l’hétérogène et le composite», dit Lucien Kyser, qui précise que le terme de sculpteur ne lui convient pas/plus, préférant celui d’artiste plasticien «dans la mesure où, dans son art, il s’agit toujours de la forme». «Il s’agit aussi de fabrication, on peut y lire le processus de création, et le résultat, c’est l’installation».
En tout cas, il déambule dans la ville, Eric Schumacher (né en 1985 à Esch/Alzette), à l’affût de matériaux laissés-pour-compte, qu’il assemble et dont la combinaison finale, «alliant de façon originale les deux esprits poétique et critique», convoque/interroge le maillage urbain et son mobilier.
«Beaucoup de villes sont tracées sur le modèle du maillage», analyse Lucien Kayser, «et l’installation d’Eric Schumacher se déploie un peu comme une ville. Une ville déconstruite pour être remontée autrement».
Au rêve (de l’Autrichien Fritz Wotruba, 1907-1975) «d’une sculpture dans laquelle la ville, le paysage et l’architecture fondraient dans un même unité, Eric Schumacher y travaille…», conclut Kayser dans la brochure éditée à l’occasion de la 7e édition du prix Arts et Lettres (illustration de couverture, oeuvre Boiler, lors du parcours artistique «Störende Wahrheiten», Lorentzweiler, 2019, photo: Peter Dibdin) – vérification le 24 avril, à la Konschthal Esch.
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