A partir d’elle
- Marie-Anne Lorgé
- 20 févr.
- 5 min de lecture
En 1910, une variété d'iris – aujourd’hui disparue – est nommée «Monsieur Steichen», en hommage au célèbre photographe américain d'origine luxembourgeoise, aussi passionné de delphiniums qu’il cultivait dans le Connecticut. Aujourd’hui, au Mudam, à travers l’iris (visuel ci-dessous), la photographe américaine Lisa Oppenheim (née en 1975) tire un portrait aussi inattendu que sensible de l’horticulteur, aussi fondu de création textile, que fut Edward Steichen (1879-1973).
Ce bouquet, je vous le cueille plus bas.
Juste le temps d’abord de dédier une fleur à celle que je viens de perdre.

En même temps que l’absence, ce trou béant où se blottir l’un contre l’autre n’est plus possible, s’installe quelque chose d’apaisé, de doux. Ma maman est morte, elle est partie en toute discrétion, comme l’a été sa vie; elle est partie au lendemain de son 96e anniversaire – elle tenait absolument, comme une ultime bataille à gagner, à passer ce cap –-, elle est partie dans sa nuit juste avant le lever d’un soleil blanc, le 14 février, un jour d’amour.
Je me dis que partager l’intime – un impensable terriblement douloureux en l’occurrence –, trouve écho dans le vécu de chacun. C’est pourquoi voici quelques mots qui racontent ma maman, et sans doute toutes nos mères.
Son corps était fatigué, tellement usé. Le poids des émotions.
Le présent commençait à s’effacer, les saisons d’antan à recolorer les vieilles photos. Toujours la maison grande ouverte – celle des dimanches, et des jours où s’échanger des secrets par les yeux (les siens sont bleus) –, toujours à mijoter – ça sentait la gaufre, la pomme caramélisée, le pot-au-feu –, toujours à frotter, parce que les objets ont de l’esprit – et quand ses jambes refusaient de la porter jusqu’au grenier, elle me disait: «je me demande comment va la poussière?», je savais alors que je devais dégainer le plumeau. Toujours à étendre le linge pour que le vent s’y emmêle. Toujours à prendre soin, de ses enfants d’abord. Elle m’a appris à attendre, à goûter les choses simples, à nommer les arbres, discuter avec les grenouilles et les écureuils; elle m’a tant dit, mais rien des épreuves et des manques qui l’ont accablée, une pudeur pour protéger à jamais le meilleur.
Elle aimait les fleurs blanches. Et l’iris porte parfois une robe blanc crème pour symboliser l’amour scellé pour l’éternité, ce qui ne l’empêche pas de signifier «arc-en-ciel» en grec antique. La preuve au Mudam, où l’hommage à Steichen exhale en cyan, magenta et jaune.

L’iris est souvent associé à la noblesse d‘âme. Et c’est par le langage des fleurs que Lisa Oppenheim propose une rencontre avec un Steichen méconnu, non pas celui de Vogue ni de The Family of Man, mais le botaniste passionné. Avec, partant du végétal, la démonstration d’une totale liberté technique, d’un goût pour l’expérimentation, en l’occurrence celle du dye transfer, ou transfert de colorant, un procédé d’impression pour la photographie couleur qui permet d’exploiter toute une gamme chromatique.
Au final, Monsieur Steichen – visible dans le pavillon Leir – c’est quoi? C’est le nom d’un iris disparu et c’est le titre du corpus d’œuvres de la photographe américaine Lisa Oppenheim, une exploratrice (depuis 20 ans) des potentialités de la photographie, qui, donc, redonne vie à l’iris Steichen en une image générée par l’intelligence artificielle, combinant/retravaillant alors l’image selon la pratique du dye transfer utilisée par Steichen (visuel ci-dessus).
Avec Monsieur Steichen, pas de vraisemblance génétique, mais une réappropriation chromatiquement explosive… un tantinet décorative.
Mais tout n’est pas dit. Au centre du pavillon, quatre paravents habillés de textiles imprimés aux motifs floraux. Parce que, oui, Steichen a créé en 1926 des motifs textiles pour le fabricant de soie Stehli Silks, des motifs conçus à partir de photographies d’objets du quotidien, boîtes d’allumettes, morceaux de sucre, fil à coudre, boutons. Des motifs abandonnés par Steichen, mais aujourd’hui recréés par la designer textile Zoe Latta. Sur les tissus, donc, des motifs hybrides, mais aussi une abstraction organique, une vue microscopique à ras de gravier. Chaque paravent porte un nom, raccord avec un portrait de femme accroché à son revers, soit: 4 portraits au total – des photographies issues de la collection du MNAHA –-, ceux de Clara, Dana et Joana, les trois épouses du photographe pictorialiste, ainsi que celui de sa mère. Et c’est sans doute par ces regards aimés que ce projet de transport des images et pratiques de Steichen dans le présent trahit au mieux l’homme, son désir vivant.
En bout de course, au sous-sol du pavillon, une série d’«études» offrant un aperçu du processus créatif de Lisa Oppenheim qui combine photos issues des archives Steichen et expérimentations menées dans sa chambre noire. En tout cas, dans cet espace tapissé de jute – fibre prisée par Alfred Stieglitz et son protégé Steichen dans leur Galerie 291, à New York –, un coup de cœur. Un petit format. Celui d’une nature morte peinte par le jardinier de Steichen, une peinture que le photographe considérait bien meilleure que la sienne – eh oui, c’est comme peintre qu’Edward s’est fait connaître au tournant du XXe siècle –, au point de détruire sa propre toile et, par la photo, d’immortaliser pour la postérité celle dudit jardinier. Une anecdote qui touche dans le mou ce qui construit l’artiste, son exigence, ses doutes aussi, et ses intimes accords avec son environnement humain et naturel.
Au Mudam – Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, Luxembourg-Kirchberg – , l’expo Lisa Oppenheim: Monsieur Steichen est une commande du musée, dans le cadre de la 10e édition du Mois européen de la photographie, accessible jusqu’au 24 août, infos: mudam.com

Et puisqu’on en est aux expérimentations, zoom sur les Rotondes (à Bonnevoie) qui inscrivent un nouveau rendez-vous annuel au calendrier: Multiplica Lab, ce, dans l’esprit de la biennale d’arts numériques Multiplica qu’elles organisent déjà depuis 2017.
Alors, Multiplica Lab, c’est l’occasion sur un week-end de non seulement mieux appréhender les outils mais également de comprendre les différentes approches choisies par les artistes qui les utilisent. Installations, performances audiovisuelles et rencontres sont ainsi au programme les 22 et 23 février – à retrouver sur le site rotondes.lu
Perso, je coche Island 2.0, une étape de travail – résultat de deux semaines de résidence aux Rotondes (visuel ci-dessus) et d’intenses recherches en amont – du collectif Eddi van Tsui, composé de Sandy Flinto, Pierrick Grobéty et Daniel Marinangeli. Inspiré par l’histoire de Tuvalu, cet état de l’océan Pacifique condamné par le réchauffement climatique qui entend préserver son patrimoine et ses droits en se reproduisant dans le métavers, le trio a imaginé une installation visuelle et sonore explorant les questions d’écologie, de patrimoine et de technologie. Island 2.0, installation immersive avec performance sonore live, se découvre en continu le 22/02, de 18.00 à 22.00h.
Sinon, sachez qu’en avant-programme, le Casino Display (rue de la Loge à Luxembourg-Ville) met son grain de sel en organisant notamment (le 21/02) une rencontre avec Sonia Killmann et Serene Hui, cette artiste hongkongaise basée aux Pays-Bas actuellement en résidence au Casino Display dont la pratique s’investit dans le colonialisme épistémologique pour comprendre comment il affecte les structures sociales, les langues, la psychologie et sa potentielle susceptibilité à la manipulation (excusez du peu !).
Un portrait tout en tendresse et douce retenue...