Ce matin, je me suis levée toute chiffonnée, des mots s’étaient noyés dans ma tasse de café.
Du coup, avec mon chien, je suis partie me frotter aux forsythias et aux aubépines, une sorte d’haleine nappait la terre noire – mais allez savoir si c’était un soupir d’aise ou une humeur plaintive…
Il n’empêche, ce bain jaune, vert (encore pâle), blanc (un peu) et rose (parfois) requinque. Et c’est donc gonflée à bloc que je vous confie la liste de mes envies et de ces autres moments qui font du bien.
En gros, arts vivants et beaux-arts mêlés, il y a du Molière et du Victor Hugo, aussi des racines, des signaux de fumée, des verres de lunettes usagés, des moulins. Et des portraits, en l’occurrence d’Edward Steichen au Nationalmusée um Fëschmaart (Luxembourg), selon un nouvel accrochage qui met surtout en scène deux séries de photographies (c’est la belle surprise !) réalisées par Robert Elfstron – au demeurant voisin de Johnny Cash, qui, à 90 ans, trie ses clichés pour les confier au musée – et de Bruce Davidson, qui met en lumière non pas le photographe (de) star(s) mais l’homme Edward… amoureux de la nature (le Connecticut), de ses chiens, de belles choses (cfr la maison de Brancusi) et d’abord de Joanna, sa troisième et (très) jeune épouse (visuel ci-dessus: photo vue de salle © Tom Lucas) – impossible de ne pas aussi lire en creux le profil et les affinités de Steichen, l’artisan de la mondiale collection «The Family of Man».
En même temps, dans son 4e étage rénové, le Nationalmusée um Fëschmaart développe Collections/ Revelations, une expo qui aère sa vaste collection d'art moderne et contemporain (dont 30% de nouvelles acquisitions), ce, de manière non pas chronologique mais thématique, selon un large spectre de médiums (sculpture, peinture, photographie, installation vidéo) et selon des associations entre des œuvres d'époques et de genres distincts. Déambulation tout public, à s’en mettre plein les yeux – je vous guide un peu plus tard (juré craché!).
En vous signalant tout à trac qu’une vaste expo estampillée MNAHA s'apprête à ouvrir en Chine, à Zhengzhou, capitale de la province du Henan, «connue pour être le berceau de la civilisation chinoise». Et donc, à Zhengzhou, c’est au musée du Henan que l’expo «made in Luxembourg» sera accueillie: «avec ses 35.000 m2 et un accueil de minimum 9.000 visiteurs par jour», il s’agit du plus grand musée de la province du Henan, laquelle, accessoirement, est un hub Cargolux, et ça aide. Du reste, l'expo sera inaugurée le 27 mars 2024 dans le cadre précisément de l’ouverture de la ligne aérienne Luxembourg-Zhengzhou Air Silk Road, et restera accessible au public jusqu’au 4 août 2024.
En deux mots (pour ceux qui ne prendront pas l’avion), l’expo ambitionne de retracer l’histoire du Luxembourg et son rôle en Europe, du paléolithique jusqu’à nos jours, ce, en 200 objets: des pièces de monnaie, des céramiques, de l’argenterie, des meubles et des peintures, «10% des pièces relevant des beaux-arts, surtout des tableaux de paysages» – dont Le château de Mansfeld (1927) de Pierre Blanc –-, précise le directeur Michel Polfer, et ça comprend la maquette du pavillon luxembourgeois conçu pour l’Exposition universelle à Shanghai en 2010 (pavillon devant lequel, pour rappel, trônait, non sans controverse, le fameuse Gëlle Fra).
Sinon, et c’est mon premier focus, il y a la façon dont Titus Schade – né en 1984 à Leipzig, l’un des artistes majeurs de la jeune peinture allemande – crée picturalement des lieux, des architectures – des maisons, des arrière-cours et beaucoup de moulins –– qui ont des allures de maquettes, de décors de théâtre en carton-pâte, déposés tantôt sur des tables – en écho à l’univers du vidéo game –, sinon sur des étagères ou, à défaut, scénographiés en équilibre sur une sorte de plateforme flottante, tout un monde clos perfusé par «une régie lumineuse baroque» (visuel ci-dessus, photo ©Enrico-Meyer). Et ça se passe à la Konschthal Esch.
Ambiance toujours nocturne, géométriques colombages (traditionnels mais surréalistes) ou autres graphiques accessoires bouturés à des paysages classiques, espaces à la fois privés et ouverts, fragiles mais intemporels, en tout cas totalement désertés, juste habités par des bougies et des petits bûchers: un temps suspendu où suinte l’urgence de fuir, où l’atmosphère qui prévaut est celle de l’écroulement, celle déjà d’une menace latente.
Cette première expo monographique de Titus Schade hors d’Allemagne, sorte de crépuscule d’un monde en 70 tableaux, s’intitule Tektonik en référence à son travail de construction «couche par couche» de formes – d’une extrême minutie –, de temporalités – entre rêve et plan-séquence – et d’histoires … de l’art (bonjour Caspar David Friedrich) et de batailles. Plongée en apnée dans l’inquiétante étrangeté d’un univers parallèle, tout s’imbrique ou s’agrège, et chacun y interprète ce qu’il veut. C’est envoûtant. Et d’une terrible beauté.
Rendez-vous donc inconditionnellement à la Konschthal Esch – Espace d’art contemporain, au 29-33 du blvrd Prince Henri, Esch/Alzette –, jusqu’au 1er septembre. J’aurai ainsi largement le temps d’y revenir, et vous aussi, sas modération. lnfos: konschthal.lu
Mais avant de poursuivre ma flânerie de galeries en musée, petit topo sur ce qui défrise la semaine.
En compagnie de Molière, bien sûr, le maître de cérémonie des 50 ans du Théâtre du Centaure, où – qui l’ignore encore? – Myriam Muller relève brillamment le pari de mixer 4 pièces de cet auteur iconique – qui a aujourd’hui la cote, fût-ce au travers de l’opéra urbain qui partout fait courir les foules – selon un tricotage dramaturgique aussi inédit que bluffant axé sur des personnages – tous interprétés par les mêmes huit acteurs – qui «semblent diamétralement différents et qui finalement se retrouvent si proches dans leurs obsessions». C’est surtout vrai avec Arnolphe – qui, dans L’Ecole des femmes est «obsédé à l'idée d'être cocufié et dont l’obsession devient bientôt celle d'avoir Agnès pour lui» – et avec Dom Juan, réputé pour sa totale liberté de ton et de moeurs.
Dans ce cas de figure, Arnolphe est incarné par Raoul Schlechter, Agnès par une Juliette Moro d’une ingénuité désarmante, et c’est Valérie Bodson qui donne (convaincant) corps à l’arrogance, au cynisme et aux colères de Dom Juan (pour le coup empêtré dans des cheveux rebelles !); dans le rôle du valet Sganarelle, parfait contrepoint au pathétique, on retrouve Raoul Schlechter, quant à Anne Brionne, elle donne vie à la figure de l’amoureuse aussi ardente que bafouée. Notez le jubilatoire duo formé par Valéry Plancke et Eugénie Anselin, alias Pierrot et Charlotte, transformés en circassiens le temps d’un véritable moment d’anthologie. D’ailleurs, c’est dans une version colorée, qui emprunte clairement au cirque, que se trame Arnolphe/Dom Juan (visuel ci-dessus).
Par contre, ambiance sépulcrale, pour les deux pièces en alexandrins que sont «Alceste» – celui orgueilleux, intransigeant, du Le Misanthrope (avec (Fabio Godinho) – et «Tartuffe» (Le Tartuffe ou l’Imposteur), un faux dévot, un perfide dont l’opportunisme est magnifiquement servi par Valéry Plancke, face à qui Orgon (Raoul Schlechter), berné par sa crédulité crasse et son conservatisme, se prend gravement les pieds dans le tapis – au centre des camps, une mère moraliste (Anne Brionne), Elmire (Céline Camara), l’épouse d’Orgon et sa fille Mariane (Eugénie Anselin), flanquée de sa servante, l’impudente Dorine (Juliette Moro).
En raccourci, «des personnages intemporels qui, malgré leurs différences apparentes, questionnent tous avec acuité les dynamiques de pouvoir et les normes sociales de leur époque… et de la nôtre !». Qui remettent le couvert au complet au Kinneksbond Mamer dans Molière: l’intégrale, soit: Episode 1 «Arnolphe/ Dom Juan» le 21 mars, Episode 2 «Alceste/ Tartuffe» le 22 mars, à 20.00h, et l’ensemble des 4 pièces le 23 mars, à 17.00h, lors d'un marathon théâtral exceptionnel de près de quatre heures (pause avec collation incluse). «Un plongeon inouï au cœur de ces œuvres qui mettent si brillamment en lumière les contradictions profondes de la nature humaine !». Infos: www.kinneksbond.lu
Et puis, Victor Hugo. Revisité par Isabelle Bonillo.
«La» Bonillo, c’est un feu-follet, une comédienne d’une énergie stupéfiante, merveilleuse bateleuse textuelle, qui trimballe ses tréteaux dans un camion-chapiteau, là où, vissée à son accordéon, elle revisite solo les monuments de la littérature. Pour le coup, voici Victor Hugo et ses Misérables, un miroir tendu à l’actualité (visuel ci-dessus ©Fred Burnier). Isabelle y incarne tous les personnages, faisant aussi naître dans le public, par la magie d’une interaction dont elle a le secret, des versions savoureuses de Jean Valjean, Cosette, Gavroche, Javert ou Fantine.
Victime (consentante) de son légitime succès, Isabelle Bonillo réactive Les Misérables au TNL (Théâtre National du Luxembourg,194 route de Longwy) les 20, 21 et 22 mars, chaque fois à 20.00h. Contact: info@tnl.lu, infos: www.tnl.lu
Et pour boucler le topo, un rencard musical, avec le nouveau cycle baroque que le Centre culturel abbaye de Neumünster (dans le Grund) initie trois soirs durant, du 24 au 29 mars. Et justement, en clôture, le 29/03, à 20.00h, dans le cloître de neimënster, cochez Flow my tears, un concert plongeant dans l’univers intime des «English songs» avec les plus grands compositeurs anglais du XVIIe siècle pour donner un aperçu, tout en délicatesse, de l’art de la mélancolie. Quant à Emotional Landscapes, déjà le 26/03, à 20.00h, aussi dans le cloître, il s’agit d’une soirée spéciale consacrée à Björk, avec les chansons de la star islandaise dans une instrumentation typique de l’époque baroque. On succombe…
Et je me dis qu’il y a aussi lieu de succomber au rendez-vous des slameurs qui, «au nom de Goethe ou de Molière, soulèvent les questions comme d’autres la fonte, contractent le verbe comme d’autres leurs muscles». Démonstration aux Rotondes, le 23 mars, à 20.00h, devant un public chargé de sacrer le/la champion·ne de l’année.
Et tant qu’à faire allusion à la fonte, je me dis qu’il y a également lieu de braquer un spot sur L’Usine secrète, un film tourné en Lorraine qui «dresse un portrait original et inhabituel du monde ouvrier et de ses évolutions sur 50 ans». Un documentaire sur un sujet sérieux mais traité avec humour et «donc pouvant aussi s’adresser «aux jeunes»… Car l’autonomie dans le travail est un thème universel». Alors, projection où et quand? A Dudelange, le 23 mars, à 16.00h, au CNA (Centre national de l’audiovisuel), suivie d’un débat avec le réalisateur Emmanuel Graff, ce, à 18.00h, dans un lieu voisin du CNA, à savoir: le VeWa (Espace de création né de la restauration/ reconversion du bâtiment vestiaires & wagonnage de l’ancienne usine sidérurgique). Un événement organisé par CNCI (l’association Industriekultur-CNCI) et DKollektiv.
Bon, là, c’est l’heure … exposante. Terminus au Marché-aux-Poissons (Luxembourg).
Chez Fellner contemporary (2a rue Wiltheim, Luxembourg), l’expo Roots (visuel ci-dessus) réunit les frères van der Vlugt, Wouter et Joachim, tous deux membres du collectif d'artistes Sixth Floor à Koerich. Wouter, c’est le sculpteur… de nœuds alvéolés en bois de noyer, orme, cerisier, if, et Joachim, c’est le peintre… qui, en 16 grands formats à l’huile (sur toile ou sur bois), nous parle de liens et d’origines. En fait, partant de la racine, de l’organe souterrain des végétaux, de l’arbre en particulier, ce trait d’union entre terre et ciel, l’artiste, par analogie, questionne l’ancrage de l’homme, ce qui le rattache à son passé et à ses milieux.
L’huile est classique, sublime héritière du clair-obscur, mais structurée comme un patchwork, un assemblage kaléidoscopique de dégradés de bruns et de bleus, troués par des transparences.16 compositions et autant de paysages d’étrangeté, perfusés par la poésie et la nostalgie; et c’est là, au cœur d’organiques masses marron, que surgit tantôt le tronc, le fût de l’arbre, puissant mais solitaire et mourant, tantôt un fouillis de radicelles, une force noueuse, un invisible… nourricier.
Le remarquable, dans les huiles de Joachim van der Vlugt, tient aux ciels et aux nuages, traités à la façon des paysagistes du Siècle d’Or hollandais ou des plainairistes du XIXe. Un mélange de rêve, de voyage de l’esprit et d’observation.
Ça ne se boude pas, jusqu’au 6 avril. Infos: www.fellnercontemporary.lu
Tout à côté, chez Nosbaum Reding, dans la galerie principale, expo solo de Jean Boghossian, artiste sculpteur et peintre belgo-libanais d'origine arménienne qui expérimente la fumée dans ses œuvres. Intitulée pour la cause Smoke Signals, l’expo explore cette très ancienne méthode des signaux de fumée – éléments naturels – comme métaphore de la communication. En fait, à travers les 13 grandes toiles exposées, hissant la fumée comme moyen artistique, Boghossian invite à une réflexion sur la nature éphémère des messages à notre époque actuelle, tout mêlant son récit personnel «depuis ses origines à Alep à travers la guerre civile libanaise jusqu’à son installation en Belgique».
Sinon, dans l’espace «Projects» de la même galerie (rue Wiltheim), il y a Boryana Petkova, plasticienne et performeuse bulgare, née en 1985, vivant et travaillant à Paris, qui dans Straight in the eyes, immergée dans «la brutalité du réel», nous parle de voir et de regards. C’est une œuvre engagée et dès lors, perturbante.
Sur les murs, en une bande visuelle, s’agglutinent des images, plutôt floues – saisies de moments anodins, surtout de soirées arrosées et de scènes de rues – qui toutes flirtent avec les tabous de nos sociétés (dont drogue, prostitution…), auxquels l’artiste a été confrontée au quotidien, dans la banlieue de Sofia. Pour autant, pour Boryana, la photographie n’est pas un outil documentaire. Ce qui n’empêche pas, au contraire, chaque regardeur de devenir voyeur, consommateur d’expériences limites, fantasmées ou refoulées.
Toutes les photos sont agrafées, scellées les unes aux autres par des milliers de petites agrafes argentées, une tentative de fragilité/ préciosité comme une tentative de maquiller la violence sans toutefois la tromper.
Et de l’agrafe à l’art corporel de Marina Abramović, connue à l’échelle mondiale pour des performances au caractère violent et provocant, il n’y a qu’un pas… que Boryana franchit délibérément. Par l’installation sculpturale de casques et bustes composés de dizaines de verres de lunettes usagés, une installation-suspension attrayante, un jeu optique apparemment inoffensif, sauf à savoir que le dispositif distord/grossit davantage encore la sauvagerie des images… Encore faut-il «habiter» le dispositif, se coiffer du casque, revêtir le buste comme une armure, et c’est ce que l’artiste fait quand elle performe – visuel ci-dessus: vidéo de la performance.
Au final, selon Boryana Petkova, «ce que nous voyons ne dépend, en réalité, que de ce que nous sommes».
Alors, Droit dans les yeux, jusqu’au 27 avril – infos: www.nosbaumreding.com
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