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Marie-Anne Lorgé

Bouts de mondes

Dernière mise à jour : 3 déc. 2023

Ma campagne sent la neige et ma cuisine, le speculoos et le massepain…


Pour autant, déambuler «dans des petits bouts de monde(s)», c’est la gageure de ma petite sélection d’expos cette semaine. De quoi vous dissuader de rester scotché(e.s) à votre canapé – oui, je sais, le baromètre polaire dope l’envie de se blottir, avec, dans la carte postale du genre, les charentaises, le chien au coin du feu, un livre qui tombe des mains en même temps que le corps s’avachit, les paupières aussi: c’est délicieux mais ce qui se donne à voir l’est tout autant, alors, hop, on sort, histoire de réchauffer les morosités.


Ce qui n’empêche pas une minute de silence. Hommage à Armand Strainchamps, qui nous a quittés le 23 novembre. Le quotidien, humain et urbain, c’était le bocal dans lequel l’artiste, le bavard, l’homme qui court, nageait à contre-courant, photoshopant, imprimant, découpant, collant, peignant, puis photocopiant, redécoupant, recollant, repeignant, rephotocopiant et ce, jusqu’au geste ultime: «la toile, la peinture sur toile, avec beaucoup d’accidents». Aussi, Armand Strainchamps «restera une figure emblématique du secteur audiovisuel national pour avoir contribué à l'essor et au développement de notre patrimoine cinématographique à une époque où le cinéma grand-ducal n'était qu'à ses tous débuts». On lui doit plusieurs films documentaires dont Diddeleng – 100 Joër, 100 Gesiichter, film racontant l'histoire de sa ville natale, écrit et réalisé avec Beryl Koltz, pour lequel ils ont été honorés en 2009 d'un Lëtzebuerger Filmpräis.



Sinon, voici le topo. Une cosmogonie de charbon avec Marc Soisson, une quête d’amour et d’étoiles avec Anna Krieps – deux magnifiques expos (j’insiste !) à découvrir à Dudelange (je vous raconte pourquoi en bas de post) – et un véritable bain de couleur où 5 peintres pataugent avec un égal bonheur à l’Espace Beau Site d’Arlon. Et là, j'y suis de suite.


C’est à l’artiste arlonaise Laurence Meyer que Pierre François, pilote de l’Espace Beau Site, a confié une carte blanche, qui se résume en 4 mots: proposition généreuse en lumière. Pour la cause, Laurence Meyer – adepte des petits formats et du pastel, qui raconte les humeurs du paysage par des dégradés de vert (visuel ci-dessus), ou qui ranime des personnages rescapés de l’enfance --, Laurence Meyer, donc, s’est entourée de 4 artistes peintres: Sébastien Job – coloriste virtuose --, Brigitte Moulart – expressionniste --, Marie Van Roey – qui traduit l’atmosphère d’espaces animés de personnages, en visite dans un musée, par exemple, ou dans une cour de récréation: c’est ouaté comme l’est un souvenir -- et Bruno Vande Graaf – qui décline une série de maisons abandonnées, autant de surfaces surtout blanches où suinte le silence.


Et pour partager cet éventail de sensibilités, une 6e artiste, Marilyne Coppée, qui fait naître, dans le brou de noix et l’encre, une famille d’une vingtaine de petites silhouettes longilignes juchées sur leur fin support de métal, à l’attitude non pas affligée ni résignée mais plutôt recueillie, méditative.


Pour jubilatoire que soit la couleur, et ça fait du bien par les temps qui courent, la fête n’est pas absolue, perméable à cela qui souvent la consume: la nostalgie.


Infos: Espace Beau Site, 321 Avenue de Longwy, Arlon, jusquau17 décembre – du mardi au samedi de 10.00 à 18.00h, et ainsi que les dimanches 10 et 17 décembre, de 15.00 à 18h00 -- www.espacebeusite.be, tél.: +32. (0)478.52.43.58.


Tant qu’à faire, 9 kms plus loin, à Beckerich, ne boudez pas la charmante Millegalerie logée dans un site (moulin) tout aussi charmant: là, Nadine Zangarini décline des Réfuges en bois et pierre, «des havres de paix où se retirer tout en restant à l’écoute du monde» -- jusqu’au 10 décembre (du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h). En écho, le dimanche 3 décembre, à 15.00h, Mélissa nous convie à des instants contés. Infos: www.dmillen.lu


Petit topo auquel, raccord avec De Mains de Maîtres, biennale des métiers d’art, dont cette édition 2023 dédiée au geste et au territoire mettait à l’honneur le Portugal, j’ajoute trois approches innovantes de l’azulejo -- carreau de faïence décoré – tel que travaillé/expérimenté à/par Viúva Lamego, célèbre tuilerie fondée en 1849 à Sintra, et donc, trois approches et autant pièces créées par Maria Emília Araújo (céramiste), Henriette Arcelin (illustratrice et céramiste) et Diogo Machado, alias Add Fuel, artiste visuel qui réinterprète le langage du design traditionnel des azulejos portugais (visuel ci-dessus): ça mérite le détour au Centre culturel portugais Camões, 4 Place Joseph Thorn, Luxembourg, jusqu’au 2 février 2024 (du lundi au vendredi de 09.30 à 13.00h et de 14.00 à 17.30h).


Et justement, au19Liberté, temple de la 4e édition de De Mains de Maîtres, vous avez dû croiser les sculptures céramiques de Doris Becker et les «desseins de l’encre et de l’aquarelle» de Marie-Isabelle Callier. Et la bonne nouvelle, c’est qu’il vous est loisible de retrouver l’univers de ces 2 artistes, en l’occurrence à la galerie Indépendance BIL pour ce que y est de Doris, et à la galerie Simoncini en ce qui concerne Marie-Isabelle. Dans les deux cas, le mystère qui s’y perpètre nomme la nature.



En fait, à la galerie Indépendance BIL, l’expo est collective, intitulée Lëtzebuerg an Europa/ Land, Stad, Leit, une vitrine thématique du CAL (Cercle artistique de Luxembourg) tendue à 31 artistes, tous supports, styles et disciplines confondus. Y a du paysage, du figuré, de l’allégorie, de la métaphore, de l’ironie – version Raphael Tanios avec ses Enfants d’Icare, un grand format où, dégringolant de leur ciel doré, des personnages roses et nus, désarticulés, filent en piqué au-dessus de l’hier militaire et de l’aujourd’hui d’affaires, du Fort Thüngen au Plateau du Kirchberg --, de la désillusion et son contraire, de la poésie aussi.


Dans le désordre, cochez Gérard Claude et sa monumentale sculpture mémorielle en vieil hêtre, Tung-Wen Margue et une géante forme en inox, une Courge aux allures d’outil usiné, sinon de vaisseau spatial, deux axes de l’industrie passée et future, Jean-Claude Salvi et ses minimalistes boîtes, traces déménageuses/ voyageuses, ou géométries épurées de nos habitats, de nos mises en boîte architecturales, Danielle Grosbusch et les falaises du Bock noircies par une tempête… gravée à taille douce, Mikka Heinonen et son étrange vision démultipliée de la gare de Luxembourg, théâtre de chassés-croisés, et donc aussi Doris Becker.


Doris et ses grès baptisés origins (visuel ci-dessus), des textures minérales, des empreintes de terre formées et transformées par le temps, des creux et des pleins nervurés et alvéolés, des structures qui empruntent à l’oeuf et au cratère le même secret, celui d’une énergie originelle.


Infos: Lëtzebuerg an Europa/ Land, Stad, Leit reste accessible (tous les jours ouvrables) à la galerie Indépendance BIL (69 route d’Esch, Luxembourg) jusqu’au 2 février.



Quant à Marie-Isabelle Callier, artiste belgo-luxembourgeoise, peintre et illustratrice, mais aussi auteure de livres pour enfants, c’est à la galerie Simoncini (6 rue Notre-Dame, Luxembourg) qu’elle dépose ses travaux récents, dédiés «à la nature, arbres, vignes, fleurs, qu’elle aborde avec un art consommé et une grande poésie». «Ses supports auxquels elle donne texture nouvelle sont enduits d’une cire qui brouillera les pistes (…) offrant à nos yeux des figures fugaces comme surgies d’un ailleurs mystérieux.Paysage marin’, ‘fascination de l’étang’, ‘rochers dans la brume’ disent à l’envi le secret des lieux et le cours des émotions».


Jusqu’au 23 décembre (du mardi au vendredi de 12.00 à 18.00h, samedi de 10.00 à 12.00h et de 14.00 à 17.00h), l’expo «donne à voir toiles et papiers japonais, petits et grands formats, diptyques ou polyptyques et de beaux paravents qui sont la marque de l’artiste». Infos: www.galeriesimoncini.lu, tél.: 47.55.15.

++++

Avant de prendre la route pour Dudelange, deux rendez-vous encore.


Avec le Marché des créateurs qui installe sa 19e édition au Mudam, dans le grand hall et le jardin des sculptures, les 2 et 3 décembre (accès gratuit les 2 jours de 10.00 à 18.00h). Au programme, Food Truck Amore al dente, DJ Set par Lowic Villa, biscuits de Noël by Glow et 3 ateliers: Donnez une seconde vie à votre placard! (sans réservation) -- créez une pièce qui vous ressemble et laissez s’exprimer votre style, avec la volonté de combiner mode et solidarité (Creamisu/Caritas) ---, Drop-in! Atelier d’initiation au Punch Needle (sans réservation) -- le Punch Needle est une technique qui permet de broder avec une aiguille magique des surfaces lisses ou bouclées avec de la grosse laine; facile, rapide et extrêmement gratifiante, elle permet de créer toutes sortes d’objets tels que des coussins ou des décorations murales; avec la créatrice Chaumière Oiseau, repartez avec votre création – et Dites-le avec des fleurs ! (sur inscription: infiiorata.com).

Infos: mudam.com


Puis avec le Bazar international le 7 décembre. Ce jour-là, à 20.00h, à neimënster (salle Krieps), le stand français du bazar international et l'Association Victor Hugo accueilleront un spectacle vibrant et peu ordinaire. Vibrant car ce spectacle est consacré aux femmes, célèbres (Louise Michel, Simone Veil, Olympe de Gouges, George Sand, Colette, Marguerite Yourcenar…) ou méconnues, voire oubliées, qui, en France (mais le combat est universel), ont fait avancer droits des femmes et droits de l'Homme, peu ordinaire car c'est un homme politique qui sera sur scène. Jean Louis Debré a en effet écrit à quatre mains avec Valérie Bochenet comédienne et auteure, le texte aujourd'hui porté à la scène.


Ce spectacle au ton décomplexé, drôle et passionné et à la mise en scène dynamique et inventive est «un petit bijou façonné dans le matériau de l’intelligence de cœur et d‘esprit». (Nathalie Gendreau)


La soirée, organisée au profit des œuvres du bazar, est placée sous le haut-patronage de l’Ambassade de France (spectacle 1h20 sans entracte, prix unique des places: 40 euros, réserv.: https://my.weezevent.com/spectacle-ces-femmes-qui-ont-reveille-la-france).


Cette fois, terminus, tout le monde descend… à Dudelange.



Entre le plasticien Marc Soisson avec son expo Into the Void (au Centre d’art Dominique Lang), et la photographe Anna Krieps avec In between us (au Centre d’art Neii Liicht), hormis qu’il s’agit de deux artistes luxembourgeois, il y a un lien ombilical de l’ordre de la quête, de la nuit (propre ou figurée) et tous deux fomentent des récits, précieux quant à une représentation du monde. A la fois terrestre et cosmique dans le cas de Marc Soisson. Mais monde alternatif, sinon parallèle, en ce qui concerne Anna Krieps… qui se met notamment dans la peau, dans l’imaginaire surtout, d’un astronaute, histoire de voir le monde d’en haut, une sorte une lévitation au milieu des étoiles à traduire comme une échappée, voire une fuite vers un ailleurs, certes aussi noir qu’une nuit profonde mais où tout flotte en mieux, en plus beau, tout le ressort du rêve.


Anna donne corps à sa mythologie personnelle, elle parle d’elle, de son enfance, ou, plutôt, de l’enfant que chacun se devrait de retrouver en soi, et convoque pour la cause Le Petit Prince, le mondialement célèbre ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry – qui fut aviateur –, à l’allure de conte et qui, en fait, est le véhicule privilégié d’une conception symbolique de la vie.


Et la vie ou, plus amplement, la nuit de notre humanité, c’est ce que Marc Soisson tente de décoder… à partir d’une élémentaire matière, surtout au «Pays des Terres Rouges», à savoir: le charbon... jadis encensé, désormais décrié pour son impact environnemental. Charbon qu’il concasse et utilise comme pigment.


Et ça donne de sublimes reliefs monochromes muraux, des territoires totalement noirs où Marc peigne des lacets qui évoquent les paysages géologiques faits de spirales et de cercles de pierres ou de sable de l’artiste américain Robert Smithson, l'un des fondateurs du Land art, dans les années 60, inventeur d’une esthétique de l’entropie, des érosions, du désastre inéluctable de l’univers.


Sinon, on peut aussi y lire un pastiche des géoglyphes de Nazca, ces lignes ou figures stylisées (d’un panthéon religieux) visibles dans le désert de Nazca au sud du Pérou. A défaut, ce peut aussi être une allusion à l’art rupestre du Néolithique.


Dans cette collusion entre histoire naturelle et science-fiction, questionnant la métamorphose de son environnement minier et, plus globalement, la décrépitude des choses tout autant que leurs origines, Marc Soisson fait des allers-retours entre le souterrain et le cosmos.


Va-et-vient aussi entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. A l’exemple de Kohletierchen (visuel ci-dessus), un délicat tableau comparable à une planche d’entomologiste, avec de minuscules particules de charbon épinglées comme des insectes inconnus en de fragiles nuées verticales. A l’exemple, en miroir, de N.E.B.R.A., oeuvre installée sur le pan de mur qui fait face à l’entrée de l’espace d’exposition et qui se compose d’une quinzaine de disques (de frein) rouillés – une récupération, une archéologie contemporaine -- pastillés en leur centre d’un point jaune: l’idée est celle d’une galaxie, Nebra faisant référence à une archive archéologique, celle d’un disque de bronze mis au jour clandestinement en 1999, en Allemagne; et donc, dans Nebra, disque céleste considéré (par l’Unesco) comme la plus ancienne représentation concrète au monde d’une observation cosmique, les points jaunes sont à interpréter comme des perséides… qui filent Into the Void.


C’est savant, bluffant, très épuré, et le tout, selon l’artiste explorateur Soisson, est «une bataille contre l’oubli». Soluble dans l’idée de répétition (des matières, des notions, des temps). A l’exemple cette fois de Kette ohne Anker, une chaîne dont les maillons de charbon relient le sol et le plafond, et vice versa. Une chaîne qui, pour le coup, télescope notre condition humaine, sa finitude, son cycle perpétuel aussi.



Avec Anna Krieps, l’enfance n’est pas loin, et c’est attachant -- d’ailleurs le lien, d’abord familial, est un acteur essentiel de In between us --, et c’est en couleur. L’enfance, donc, mais aussi son revers, le regret… le temps que vit la rose. Et les illusions. Et la solitude.


En tout cas, des fleurs il y en a, et de toutes sortes, toutes artificielles et toutes brodées à la main à même le support, la photographie (remarquable inventivité technique et de qualité picturale), en l’occurrence dans Modern Ophelia (visuel ci-dessus), une oeuvre qui revisite le tragique mythe d’Ophélie, cette princesse qui, dans Hamlet de Shakespeare, sombra dans la folie et se noya. Une noyade qui, du reste, au fil du temps, est devenue une source d’inspiration pour de nombreux artistes donnant diverses visions de la tragédie, la plus célèbre restant celle de John Everett Millais (1829-1896), exposée à la Tate Britain, avec une Ophélie – en fait, c’est la poétesse et peintre préraphaélite Elizabeth Siddal qui en fut le modèle -- reposant paisiblement dans les eaux, sereine.


Une vision idéalisée – ou d’un idéal de beauté féminine -- qu’Anna Krieps perpétue, en déviant le funèbre de la scène par une dose de merveilleux, tantôt un bain de fleurs, tantôt une robe blanche qui flotte comme une queue de sirène, comme si la mort n’était qu’un sommeil.


Surtout, dans la vision de la photographe Krieps, celle qui incarne Ophélie – et que l’on retrouve dans moult autres compositions --, c’est l’actrice Vicky Krieps, sa sœur, son alter ego.


Dans la foulée du fablier, c’est à son frère jumeau qu’Anna propose le rôle du Petit Prince, un enfant qui a grandi, dont le regard se dérobe, tristement, au milieu d’un paysage désert, gris, quasi lunaire, toutefois bien réel – arpenté lors d’une résidence artistique à Rucka en Lettonie – mais dans lequel Anna l’émotive a greffé un accès au réenchantement, en brodant (sur l’impression photo) le renard (à apprivoiser), l’éléphant dans le boa, la boîte sachant que «le mouton que tu veux est dedans» et des oiseaux retenus à la patte par une pluie de fins fils noirs.


A la croisée de l’intime et de la fiction, In between us tout en tendresse et générosité, est bien autre chose qu’une expo, c’est une prière… de tout tenter pour déjouer la perte des valeurs humaines.

Courez, et vite, à Dudelange… jusqu’au 21 janvier 2024 (du mercredi au dimanche de 15.00 à 19.00h), www.centredart-dudelange.lu

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