Il était une fois, vu de la fenêtre de mon bureau, un cerisier squatté par une pie bavarde.
«Il était une fois»: c’est toujours comme ça que commence une histoire, «sachant qu’un commencement n’est jamais qu’une entrée en lumière» (dixit le romancier poète François Emmanuel).
Mais déjà, est-ce qu’un récit est une suite dans le temps? En tout cas, l’histoire que raconte Edmond Oliveira – et qui est une histoire vraie, au demeurant liée de façon aussi inédite que poétique à l’immigration – n’est pas une ligne qui court, mais une mosaïque d’images, un corpus d’archives agencées en strates quasi aléatoires sur des carrés de tulle, un tissu soluble… dans la lumière. Une lumière braquée non sur une chronologie mais sur le maillage de la mémoire, son curieux travail d’archéologie, qui, au final, fait se confondre l’intime et l’universel.
Alors, voilà, je fais une halte sur l’installation d’Edmond Oliveira intitulée Memoria Episodika, à voir et revoir au Tramsschapp à Luxembourg – notez d’emblée qu’Enrico Lunghi y assumera une conférence ce jeudi 31 mars, à 18.30h. Tout comme je fais une halte sur Stëmme vun der Schmelz, le travail de sauvegarde du patrimoine industriel par témoignage vivant interposé, inlassablement mené par Misch Feinen, et actuellement visible à Dudelange, au Waassertuerm (château d’eau) & Pomhouse.
Selon une autre approche, et surtout dans un contexte différent, mais dans la même foulée du rapport aux mots et aux images en lien avec la mémoire et l’histoire, il y a aussi Au-delà, l’humaniste et engagé travail topo-socio-photographique de Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, dont je promets de vous parler par le menu détail tout prochainement.
En tout cas, entre tous ces travaux, une même convergence: notre monde actuel en perte de repères et de certitudes. Du reste, c’est aussi le message de Les Chaises, célèbre pièce d’Eugène Ionesco qui n’a pas pris une ride – programmée pour le Mois de la francophonie, dans une mise en scène de Gábor Tompa, la pièce, farce tragique, est encore à l’affiche du TNL (Théâtre National du Luxembourg, 194 route de Longwy) le 31 mars, à 20.00h, et les 1er et 6 avril à 20.00h, ainsi que le 3/04 à 17.00h – www.tnl.lu
Toujours est-il que pour clore mon parcours, je vous propose une dernière halte, en l’occurrence aux Rotondes, qui accueillent la 3e édition d’XPO E. Laquelle rejoint les initiatives du Casino-Forum d’art contemporain (via son Casino Display) et du Grand théâtre, via le projet Box of Life mitonné par le Lycée des Arts et Métiers et la chorégraphe Elisabeth Schilling, d’ouvrir lycéens et étudiants aux filières artistiques, voire d’offrir une expérience en arts croisés.
Bon, il est l’heure de commencer l’histoire. Et le premier chapitre, c’est Stëmme vun der Schmelz («La voix de la fonderie»).
Pour la cause, nous sommes à Dudelange. Dans le château d’eau (Waassertuerm) et à son pied, dans le contigu bâtiment Pomhouse. Là, Misch Feinen, plasticien aussi musicien, viscéralement engagé dans la conservation de la culture industrielle, rembobine le temps jusqu’à ce XIXe siècle où «plus grande était la production d’acier par tête d’habitants qu’aux Etats-Unis».
Misch documente, collecte, construit patiemment/inlassablement/pertinemment/ humainement l’histoire industrielle par les souvenirs de témoins – 19 au total – , par les objets (liés aux savoir-faire devenus des modes de vie) et par les archives à la fois sonores et visuelles (époustouflant montage d’images issues du CNA et de collections privées, flot audiovisuel parfaitement immersif, reliant l’hier et l’aujourd’hui, projeté dans la rotonde du château d’eau, photo ci-dessus ©Romain Girtgen, CNA). En même temps, Misch reconstruit cette histoire aussi florissante que laborieuse, aussi technique que migratoire, dans le paysage.
Si pour Misch la trace est capitale, pour autant – même si le résultat est à ce point bluffant/édifiant/émouvant/intéressant qu’on aurait envie de le garder en l’état sous cloche –, pas question de momifier. Ce qui, par ailleurs, est l’écueil de Remixing Industrial Pasts – énième projet d’hommage industriel inscrit au fronton du programme d’Esch2022 –, un tantinet trop muséal, un peu toc et foncièrement didactique, monté en sauce dans le bâtiment Massenoire à Esch Belval.
Pour Misch Feinen, l’essentiel, c’est la reconversion, qui passe évidemment par le respect du patrimoine mais ouverte sur la vie, les besoins des acteurs locaux. C’est du reste tout l’engagement du collectif dont Misch est membre actif, à savoir: le DKollektiv, qui, depuis des mois, à coups de chantiers citoyens participatifs, fait naître sur le site dudelangeois, dans son ancien bâtiment des vestiaires et wagonnage, une utopie, celle d’un inédit lieu d’échange et de création. Désormais baptisé «Ve Wa» et labellisé «Tiers-lieu culturel» – son inauguration est fixée au 14 mai, d’ici là, pour la dernière ligne droite, l’équipe a encore besoin de mains, les samedis 9/04, 23/04 et 07/05, chaque fois de 09.30 à 17.00h.
En fait, Esch capitale européenne de la culture 2022 promeut en tout 3 tiers-lieux, dont aussi le FerroForum, installé, lui, dans l’atelier central de l’ancienne usine sidérurgique d’Arbed Esch-Schifflange. Où, en tête de brigade, on retrouve… le passionné Misch Feinen.
On revient à la Stëmme vun der Schmelz. Visite. Avec une première partie, installée dans le socle du château d’eau, partagée entre les portraits des 19 anciens employés de l’aciérie interviewés de 2019 à 2021 – portraits photographiques réalisés par Armand Quetsch – et un historique graphique détaillé, émaillé de plans, des différentes étapes de l’évolution/transformation la «Forge du Sud». Le temps de télescoper un vocabulaire spécifique, lié aux processus de fabrication et aux postes y affectés – dont «Kale Blech» (laminoir à froid), «mouton» (casse-fonte) et autre «kokill» (lingotière) –, ce qui a nécessité la rédaction d’un salutaire glossaire.
On accède à la deuxième partie de l’expo par l’ascenseur. Terminus sur une plateforme d’où embrasser le paysage naturel et urbain, où lire ce que fut l’habitat des colonies ouvrières (avec jardins, poulaillers, économat) et ce qui s’y substitue aujourd’hui («après 30-40 années d’arrêt sidérurgique, on a retrouvé un taux industriel d’environ 3.000 emplois»).
On pénètre alors dans l’ancien réservoir d’eau de la tour. Théâtre de l’«Usinoscope». Fabuleux fondu-enchaîné panoramique de l’essor et du déclin du complexe industriel (pionniers «gueules noires» et baigneurs de la piscine municipale inclus).
Et puis, descente par l’escalier extérieur, escortée par une litanie industrielle («Schmelz Litanei») composée par Misch Feinen, sons, bruits et voix se confondant graduellement.
Enfin, dans l’ancienne station de pompage, ou Pomhouse, la dernière partie de l’expo se concentre sur la vie quotidienne et le travail à Schmelz, désillusions (accidents, pollution, crise, réduction d’effectifs) y comprises. Par vidéos interposées, les souvenirs intimes des 19 témoins (Eugène Chelius, Mario Igniti, Fernand Kunsch, André Laux, Valentin Olinger…) se partagent avec nostalgie, désenchantement aussi. Dans l’espace, quelques meubles fatigués, des outils qui ont vécu, des affiches et slogans. Au centre, une suspension de casques de protection, un mobile réalisé par l’artiste Max Mertens. Et dans l’embrasure des fenêtres, les reproductions grand format de six dias couleurs des années 50-60 conservées par Jean-Pierre Conrardy.
Infos:
Waassertuerm+ Pomhouse, Dudelange: Stëmme vun der Schmelz, expo multimédia, jusqu’au 1er janvier 2023. Entrée gratuite, du mercredi au dimanche de 12.00 à 18.00h.
Et l’histoire jamais ne se tait…
Allez, hop, embarquement au Tramsschap.
«Mes souvenirs témoignent que je suis devenu tout ce que j’ai rencontré» (citation d’Edgard Morin, repris, dans le catalogue de l’expo Memoria Episodika, en épigraphe du texte de Sofia Eliza Bouratsis).
«Je», c’est donc Edmond Oliveira, né à Ettelbrück en 1968, qui trimballe dans sa mémoire les valises de son père, qui a quitté la misère du Portugal – «c’était le temps de Salazar» – en 1960 pour, au terme d’un éprouvant périple en dents de scie, finir par s’installer à Ingeldorf, dans l’ancienne école, grâce à la générosité de M. Tibesar (avocat à la retraite), de M. Miller (secrétaire communal de l’époque) et de voisins «qui n’avaient jamais vu d’immigrants portugais» auparavant. Une générosité qu’Oliveira père a léguée comme un héritage à ses enfants. Edmond, l’artiste, en est la courroie de transmission. Il incarne les douleurs de l’enfant de l’immigration – dont l’actualité nous tend un miroir terrible – en même temps qu’il perpétue un engagement social pétri de gratitude et d’humanité.
Memoria Episodika n’est pas un récit autobiographique dans la forme – Edmond a trop de pudeur. Mais ça n’en est pas moins un portrait. Eminemment original. Un mélange d’amour filial, de regards saisis/jetés entre l’ici et là-bas et «d’allers-retours mémoriels et identitaires» pour le dire comme Antoinette Reuter, co-fondatrice du Centre de documentation sur les migrations humaines à Dudelange, Centre qui suit de longue date l’évolution du travail d’Edmond Oliveira, depuis Retour de Babel, expo phare de l’année culturelle 2007.
Et donc, Memoria Episodika est d’abord une oeuvre d’artiste. Accumulative, compilatoire. Déjà présentée en 2018 au H2O à Differdange, aujourd’hui non pas revisitée mais augmentée de 4 nouveaux panneaux. Il y en a 38 au total (et sans doute bien d’autres dans les mnémo-tiroirs d’Edmond). Autant d’impressions sur tulle de documents et photos (scannés, parfois rehaussés de peinture) glanés 17 ans durant et couvrant les années 1972 – peu avant la révolution des Œillets, glas de la dictature salazariste – à 1988 (photo ci-dessus ©Steven Pais).
C’est aussi étonnant qu’émouvant. Plongeon dans la fluidité des carrés de tulle, dans le jeu de leurs transparences, où se déploie le vertigineux florilège «d’images et de sons qui ont fortement imprégné l’enfance» d’un Edmond biberonné à la télé – dixit La Petite maison dans la prairie, Fifi Brindacier ou Kojak (Telly Savalas) –, au cinéma – de Marlon Brando à La grande vadrouille –, à la musique – Stones, Pink Floyd, Michael Jackson, Disco –, à la publicité, le tout croisant, dans le désordre, la révolution sexuelle, le pape, Warhol, la Coupe du monde de foot en Argentine en 1978, avec, juxtaposés/enchevêtrés, moult inserts de coupures de presse liées à des mouvements sociaux, à des actes terroristes, révolutionnaires ou de guérilla, dont, en vrac, Sandino (Nicaragua), le sinistre Salazar, la Bande à Baader…
Chaque panneau est un millefeuille, fait de strates ou couches d’images, entre un Passé compensé et un Subjectif pressant.
Par le prisme de l’art, Memoria Episodika fait écho à nos parcours ou trajectoires personnelles et collectives. Chacun, peu importe son âge et son origine, immigré ou non, reconnaît au moins une image sur chaque panneau. A chacun d’ainsi raconter une histoire. Son histoire. Et toutes composent un récit choral perfusé par un ferment polyphonique, la culture.
Infos:
Tramsschapp, 49 rue Ermesinde, Luxembourg: Memoria Episodika, installation mémorielle d’Edmond Oliveira, jusqu’au 14 avril, du mardi au vendredi de 09.00 à 12.00h et de 13.00 à 17.00h, samedi et dimanche de 14.00 à 17.00h. Conférences: Avec Enrico Lunghi, le jeudi 31 mars à 18.30h et avec Heidi Martins et Koku Nonoa le mercredi 13 avril à 15.00h.
Tout schuss aux Rotondes, pour XPO E.
La filière artistique et créative de l’enseignement secondaire luxembourgeois (ou section E) s’expose actuellment aux Rotondes (photo ci-dessus: © Rotondes). Pour les 622 élèves participant, encadrés par 41 professeurs et représentant 9 lycées (Atert-Lycée Redange, Athénée de Luxembourg, Ecole Privée Fieldgen, Lycée Aline Mayrisch, Lycée Classique d’Echternach, Lycée Classique de Diekirch, Lycée de Garçons d’Esch-sur-Alzette, Lycée de Garçons de Luxembourg et Lycée Michel-Rodange), c’est la toute première occasion de faire sortir leurs créations de leurs classes et d’en faire profiter le grand public. Et les talents de demain se pressent au portillon.
Pour fédérer tout ce petit monde, un fil rouge, en l’occurrence: l’évolution, déclinée formellement et symboliquement par… l’œuf. Thème à la fois bateau et porteur, contenu et contenant, idéal objet d’études graphiques et de matières.
Et puis, entre les formes ovoïdes, du portrait. D’abord des autoportraits, juxtaposés par dizaines, composant des fresques sur chacune des cloisons blanches de la scénographie (élégante, au demeurant). Résultat à géométrie variable pour «cet exercice difficile de dessin qui témoigne de l’évolution technique, artistique et spirituelle, de la maturité et du sens critique» de l’élève.
Enfin, pour interpréter l’axiome «La seule constante est le changement», un médium de choix, la photographie, inspirée par le travail d’extrême sensibilité de Jeanine Unsen. Au final, quoi? En un sublime grand format, un petit-déjeuner sur l’herbe joyeusement partagé par un groupe de jeunes filles. Soit, comme un pastiche féminisé de la dernière cène, douze jeunes filles, vêtues d’un top blanc, mises en scène attablées au beau milieu d’une vaste prairie. Sur la nappe blanche, une vaisselle porcelaine et deux bouquets pastels de fleurs sauvages. Mouvements juste suspendus. Atmosphère intemporelle – avec brume à l’arrière fond. Grande douceur de lumière, pureté des sens aussi. Tous les ressorts d’un voyage immobile, entre rêve et réel.
Infos:
Rotondes (à Bonnevoie): XPO E, 3e édition, jusqu’au 17 avril, entrée libre du jeudi au samedi de 15.00 à 19.00h, et le dimanche de 13.00 à 19.00h – www.rotondes.lu
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