Ce matin, un mot fait déborder ma tasse de café: la pluie. Du coup, une vieille chanson ruisselle dans ma tête: «Du mois de septembre au mois d'août, faudrait des bottes de caoutchouc/ Pour patauger dans la gadoue, la gadoue, la gadoue, la gadoue» (une reprise de 1996 par Jane Birkin, initialement écrite par Gainsbourg pour Petula Clark, en 1966 – ça ne nous rajeunit pas).
On espère que le printemps promis dans 20 jours désavouera la météo (en même temps, c’est le mois préféré des giboulées, et des grenouilles).
En attendant, l’Eau d’ici et l’Eau-delà inspire le photographe Raymond Clement qui, au départ de la goutte, «se laisse emporter par le courant… évoquant en filigrane les états émotionnels de la vie». Vérification (visuel ci-dessus) à la Millegalerie – nichée dans le joli site du Moulin de Beckerich – du 7 au 24 mars (sachant que le vernissage est prévu ce dimanche 3 mars, à 17.00h).
Sinon, l’eau n’a donc pas cessé de couler… sous les ponts de l’art. Surf sur 6 spots … qui ne sont néanmoins pas aquatiques.
Evidemment, je devrais commencer par une brasse papillon à Dudelange. Au Pomhouse (bâtiment voisin du château d’eau), là où le facétieux et délicieux Daniel Wagener, lauréat du Luxembourg Photography Award 2023 (initié par Lëtz’Arles) réactive Opus Incertum, une installation «d’étagères préfabriquées remplies d'images de chantiers contemporains et de scènes urbaines» déployée en 2023 dans la chapelle de la Charité à Arles (lors des Rencontres photographiques), ici adaptée à un cadre industriel, sans autel, questionnant derechef «nos habitudes de consommation, le traitement de la nature, l'aménagement urbain, nos visions de la ville» (visuel ci-dessus). Ainsi qu’au Display 01 (CNA), là où la discrète Rozafa Elshan, lauréate du Luxembourg Photography Award mentorship 2023, installe son 1 – 2 – 3 HIC HIC SALTA !: il y est question du mouvement du corps-chercheur, de rapport à soi et de rapport au monde.
Donc, dis-je, je devrais commencer par là, parce que c’est «the place to be» (il y avait d’ailleurs foule, et beau monde, lors du vernissage samedi dernier) mais surtout parce que ça vaut amplement le détour. Et bien sûr que je vais y faire des longueurs, mais pas tout de suite.
Dans l’immédiat, pour hameçonner votre regard, je braque mon plongeoir sur un étonnant projet animalier (au Casino Display), sur des fruits et légumes espiègles (au Centre culturel portugais - Camões), sur des créatures céramiques mutantes et des déluges à l’allure d’icônes byzantines (à la galerie Reuter-Bausch), aussi sur la façon dont le plasticien Franck Miltgen passe du graffiti à la chemise hawaïenne (à la galerie Zidoun). Puis, m’échappant de 6 lieues de Luxembourg, j’accosterai à Arlon, dans l’Espace Beau Site, le temps d’un rendez-vous en apnée avec les Ouvraisons de pierre et de schiste que j’ai évoquées dans mon précédent post.
C’est parti pour la croisière. Et elle s’amuse.
Mais d’abord, une digression d’agenda afin de guider votre pêche du week-end.
Et donc, à Esch/Alzette, réouverture du Musée national de la Résistance et des Droits humains,
entièrement rénové, avec une toute nouvelle muséographie et une expo permanente trois plus grande, ce 1er mars, 18.00h, avec encadrement musical assuré par André Mergenthaler. Le timing est serré, donc, notez les journées portes ouvertes des 2 et 3 mars, de 10.00 à 18.00h, accès gratuit.
Puis, parce que j’aime les spectacles qui aiment les enfants, et ceux qui en ont gardé le goût, Pling-Klang aux Rotondes (Luxembourg-Bonnevoie), le 2 mars à 19.00h, ainsi que le dimanche 03/03 à 11.00h. Le propos, c’est le couple. Vaste question. Puisque la devise d’un couple qui dure est «pour le meilleur comme pour le pire», les circassiens et manipulateurs d’objets Etienne Manceau et Mathieu Despoisse lui font subir quelques tests de résistance dans ce spectacle hybride inspiré d’expériences vécues. Ames sensibles, attention: il sera question de montage de meubles.
Enfin, l’indéfectible et mensuelle soirée du «3 du TROIS». Au programme, le 3 mars, à la Banannefabrik (aussi à Bonnevoie, rue du Puits), QG du TROIS C-L (Centre de création chorégraphique luxembourgeois), Boys Club par la compagnie Kosa, une réflexion sur l'identité masculine et la nécessité de réinventer les modèles de virilité dans une société en quête d'égalité des genres, et Curriculum Vitae de Loulou Omer, une expérience artistique riche, ouverte et poétique autour de la construction d'une nouvelle réalité (exploration des notions de temps, de mémoire et de récit). Infos: www.danse.lu
A l’abordage… du Casino Display (ex Konschthaus beim Engel, 1 rue de la Loge, Luxembourg), lieu satellite du Casino- Forum d’art contemporain, lieu institué en laboratoire de recherche artistique.
Et pour l’heure, c’est une première, c’est l’expo de clôture de la première résidence d’artiste en milieu scolaire, projet mené et soutenu par la Fondation Sommer. Le milieu scolaire, en l’occurrence, c’est le LAM (Lycées des arts et métiers, Luxembourg), et l’artiste, c’est Emma Dupré (née en 1998 à Paris, vivant à Nantes), qui perfuse ses films et protocoles de fête et de convivialité, et qui a régulièrement animé des ateliers dans les différentes classes du LAM depuis septembre2023. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’enthousiasme dynamite ce projet pilote… intitulé Documentaire animalier.
En fait, l’artiste cherchait «à instaurer de nouveaux régimes d’attention autour des non-humains avec qui l’on partage notre sans pour autant les remarquer», et ce qui est advenu, ce sont des animaux réels (surtout le chat et le cerf, la souris aussi, visuel ci-dessus) transfigurés par l’insolite – sur le dos de l’un, plutôt batailleur, pousse une raie de végétation, alors que l’autre, plutôt amoureux, dans le cas du chat, gobe une énorme mouche afin de vivre en… totale fusion
– ou auxquels il arrive des aventures science-fictionnelles.
Chaque atelier a été précédé par des visites au Musée d’Histoire naturelle ou en forêt. Partant de l’observation, l’imaginaire a embrayé, pour, de façon collective/collaborative, accoucher de 4 mini films … en français, sous-titrés en allemand, une création alternative résolument low-cost. Projection en boucle dans l’expo où, simultanément, se dévoilent les étapes de recherche créative et les coulisses du making of, et c’est bluffant.
Chaque classe a travaillé de façon spécifique, l’une dévolue à l’écriture du scénario ou à l’enregistrement de la voix off, une autre à la conception des personnages via le dessin 3D ou les sketches, une énième (la 7e) à la sculpture en pâte à modeler desdits personnages colorés (exposés sous cloche comme des spécimens formolisés) et à l’animation en stop-motion, ailleurs, c’est le graphisme, du design, de la photo (pour la réalisation des décors), des impressions sur rhodoïd, hormis les montages numériques. Bref, du talent à tous les étages – en soulignant l’engagement des enseignant.e.s.
Tout reste en place jusqu’au 4 mars, c’est court, donc… on y court.
Des créatures il y a en aussi à la galerie Reuter-Bausch (14 rue Notre-Dame, Luxembourg), et de bien étonnantes, autant de formes mutantes, hybrides, entre le végétal et l’animal (plutôt aquatique), autant de sculptures en grès émaillé (sauf une, en faïence, figurant une fleur tropicale, la pestilentielle Rafflesia, aussi célèbre pour sa taille gigantesque), qui trahissent toutes un lien fort avec la nature, la rivière, en clair, toute une étrange biocénose créée par Camille Correas (née en 1993, vivant/travaillant à Paris) qui, non seulement extrait la céramique de sa niche décorative ou utilitaire, mais s’applique à transposer dans la matière considérée comme inerte, l’odeur, la texture, le toucher, tous ces sens qui prévalent dans son gastronomico-pâtissier milieu familial.
C’est fascinant, de l’ordre de l’expérience, le regard suspendu à un fabuleux travail d’émaillage, de glaçage, coulis inclus, résultat d’un hasard chimique qui donne l’impression que tout a gelé. Parmi les oeuvres d’étrangeté, un énorme escargot d’eau, la Planorbe, que l’artiste métamorphose en une sorte de bénitier, et Flumen, du nom d’un cours d’eau du massif du Jura, réplique fantasmée d’un fond sous-marin où barbotent des coquillages… aux allures de fleurs (visuel ci-dessus). Toutes pièces posées au sol ou montées sur socle, à l’exception de la murale Iris Pallida, plante vivace valorisée en parfumerie… qui planque son pouvoir sous l’apparence d’un masque. Pour peu, on plongerait dans un manuel de secrets botaniques…
En fait, Camille Correas n’expose pas seule. Dans le parcours, intitulé Intimités, elle cohabite avec Sacha Cambier de Montravel, jeune artiste belge vivant à Paris, tombé dans la marmite des mythologies grecque et romaine, qu’il revisite par les paysages, tous travaillés à l’huile sur bois comme des icônes byzantines, avec sous le ciel d’or (feuille de cuivre), surplombant le bleu de mer, des rochers et des feuillages: affolante minutie d’un très fin pinceau attaché à l’enchantement d’un décor (en l’occurrence celui des calanques de Marseille)… néanmoins témoin d’amours tragiques et autres transgressions fatales. Ou comment le paysage cache pour mieux révéler. Ou comment la beauté accouche du terrible (visuel ci-dessus: Pyrame et Thisbé, 2024).
Pas/peu de personnage, ou parfois réduit à une imperceptible virgule, comme dans le triptyque La chute d’Icare où, en écho à Brueghel, à sa conception de la nature, Sacha privilégie la soumission de l’homme à son destin, à son intégration dans la symphonie des éléments naturels. Au final, les 14 (plutôt) petits formats, aussi mystiques que sensuels, scellent «de nouvelles noces entre l’humain et le non humain» (dixit Henri Guette). Et c’est sublime.
Et ce qui lie Camille Correas et Sacha Cambier de Montravel, c’est à la fois le récit et le rêve éveillé. Ça ne se boude pas, jusqu’au 23 mars, infos: www.reuterbausch.lu
Travail d’eau au Centre culturel portugais- Camões, donc, de l’aquarelle… permettant à Pedro Proença – agitateur né en 1962 à Lubango (Angola), vivant à Lisbonne, co-fondateur du délirant Movimento Homéostético –- de mettre en scène une joyeuse, surréaliste et pseudo naïve pagaille potagère: on suit des carottes, des ombelles, des limaces et autres fleurs ou légumes, capables soudainement de se coiffer d’un chapeau de carnaval ou de se prendre pour un crayon, ce, en vertu de rapports insoupçonnés ou de pures combinaisons formelles. En fait, c’est «le sublime des petites choses» perfusé par la liberté et la spontanéité de ton caractérisant le conte – sachant, au fond, que le conte est un espace où le mensonge, ou n’importe quel travestissement, devient délice…
Pour le coup, le conte est illustré, et chaque image a le poids d’un récit allégorique. De son expo intitulée Le miroir et l’anneau, et composée donc de séries d’aquarelles de différents formats, Pedro Proença, qui a toujours voulu écrire des évangiles imaginaires, dit simplement que «le résultat est amusant». En tout cas, son plaisir est manifeste. Le nôtre aussi – c'est frais, et ça fait un bien fou.
C’est à voir jusqu’au 31 mai au Centre culturel portugais (4 Place Joseph Thorn, Luxembourg)… qui fête ses 25 ans… et qui, pour célébrer les 500 ans de la naissance du poète Luís Vaz de Camões (1525-1580), entend associer Pedro Proença en sa qualité d’illustrateur d’une édition des Lusiades, poème épique de Camões, considéré comme l’œuvre la plus importante du patrimoine littéraire portugais. L’action centrale de l’œuvre est la découverte de la route maritime des Indes par Vasco de Gama. Autour de cet axe, on découvre d’autres épisodes de l’histoire du Portugal.
Et nous voici dans cette galerie mezzanine qu’est l’Espace Beau Site, dénicheur de démarches artistiques toujours singulières. Le propos y partagé par Jean-Paul Couvert & Jacques V. Lemaire, c’est l’Ouvraison, ou la mise en œuvre de l’origine … de l’art. La quête est donc celle du geste premier, peint ou sculpté. Celui-là qui surgit dans la nuit des temps. Plongée dans un futur antérieur.
Au centre de l’espace, des pierres, disposées au sol en file indienne (visuel ci-dessus). Autant non pas de cailloux mais de présences, toutes cueillies en bord de rivière, l’Ourthe précisément, et toutes choisies selon ce que leur «modelé» suggère, une représentation féminine, raccord à s’y méprendre avec la Vénus de Lespugue, célèbre statue … préhistorique. En tout, 60 petites Vénus – poncées par l’eau et appartenant toutes à la collection de Jacques V. Lemaire – défient l’amnésie et l’agitation du monde, nous rappelant que dans ses mythes fondateurs, l’Humanité avait un langage, et que c’était une forme d’art à part entière.
Des pierres, donc, et puis des schistes, des dalles et autres fragments du genre, des témoins géologiques récoltés par Jean-Paul Couvert et sur lesquels l’artiste intervient, à coups de découpes – histoire de sublimer la matière, d’y faire percoler un imaginaire, voire une émotion, et d’ainsi lui conférer le statut d’œuvre, dans le cas par exemple de la Hache double et de l’Arc de lune dans la brume – ou en appliquant un jus dont la vertu alchimique fait apparaître les nervures de la texture, des signes, des graphèmes.
Et puisque l’art pariétal est aussi qualifié d’«art des ténèbres», eu égard à la fois à la profondeur des grottes et à l’obscurité auréolant toujours le balbutiement artistique, Couvert provoque des échappées lumineuses dans les encres, qu’il nomme Apparaissance, un mot qui n’existe pas mais qui dit parfaitement l’épiphanie, la manifestation de la lumière, la sortie d’un tunnel, physique et métaphysique. C’est ainsi, dans un format nocturne, que cinq points nitescents – cinq comme les doigts – percent le paysage, comme s’il s’agissait d’un fantôme, de l’avènement spectral de la main de l’artiste originel.
Jean-Paul et Jacques se connaissent depuis fort longtemps – il y a fort à parier qu’ils dissertent sur la caverne de Platon. En tout cas, l’accrochage est merveilleusement à l’écoute de leur symbiose.
C’est un tribulum – traîneau de bois anciennement tracté par un animal -– qui clôt l’expo. Ici, Jean-Paul Couvert a rassemblé quatre planches de tribulum, criblées de centaines d’éclats de silex, afin de scarifier la terre. Et donc, partant du silex, l’expo peut renouer avec les pierres de départ, un matériau lointain devenu savoir-faire, lui-même devenu création, impliquant alors la mise en œuvre d’un… génie, cela qui reste aujourd’hui énigmatique.
Et tout n’est pas dit. Tout en intitulant son tribulum Bibliothèque de Babel, en hommage à Jorge Luis Borges, son auteur fétiche, Couvert dissimule dans le bois deux caractères peints, deux signes hébreux, l’un désignant le principe de création, le second, sa réalisation. Vertige.
En clair, Ouvraisons, c’est de toute beauté sans être juste «à voir». A l’Espace Beau Site, 321 Avenue de Longwy, Arlon, jusqu’au 24 mars, du mardi au samedi de 10.00 à 18.00h, ainsi que les dimanches 10 et 24 mars, de 15.00 à 18.00h. Infos: www.espacebeausite.be
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