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Marie-Anne Lorgé

D’ici et d’ailleurs, et vice versa

Dernière mise à jour : 20 mai 2021

L’excursion du jour vous ouvre grand les portes d’un imaginaire accessible à deux pas de chez vous, à… Beckerich, dans un lieu pétri par le vert et les savoir-faire, à savoir: le moulin – où Luc Ewen (prix Grand-Duc Adolphe en 2005) expose ses cyanotypes et autres modes de paysages inventés, et où Franz Ruf (prix Grand Duc Adolphe en 2019) décline les 50 nuances de «noirs veloutés» dont gravures et photogravures sont prodigues.


Imaginaire accessible aussi en galerie, celle d’Alex Reding à Luxembourg, en l’occurrence, qui accueille les œuvres récentes d’un Geppetto contemporain, Stephan Balkenhol.


Pour l’imaginaire au long cours, j’opère également (et très brièvement) un grand écart virtuel jusqu’à Nîmes et New York (excusez du peu). Nîmes, où, au Carré d’Art, à partir du 15 juin, Jeff Weber, artiste luxembourgeois résidant à Berlin, premier lauréat de la Bourse Bert Theis en 2017, propose un corpus de photogrammes abstraits (images de grilles en noir et blanc) en vue d’étudier le christianisme copte: conçue comme un voyage initiatique, cette expo fait partie de la programmation satellite des Rencontres photographiques d’Arles.

Et New York, où, depuis le 8 mai, le prolifique Mike Bourscheid, né à Esch-sur-Alzette, qui vit à Vancouver et qui a représenté le Luxembourg à la Biennale de Venise en 2017, fait parader sa sensibilité frondeuse et toute l’amplitude de ses pratiques (dessin, sculptures, couture, performance) dans Saw Horses and Ponies: A 21st Century Tail, une expo organisée par le Luxembourg Institut for Artistic Research (LIAR–NYC), avec le soutien du Focuna (Fonds culturel national Luxembourg).


En même temps, comme je ne boude jamais un chemin de traverse, je vous signale une sympathique petite escale de proximité, là, au Domaine de Clémarais, à (B) Aubange, dans la salle dite «La Harpaille», où 110 à 120 oeuvres tricotent des Dialogues artistiques féminins.


Espace un tantinet exigu – accrochage casse-tête démêlé par Martine Meunier – pour une expo qui tente de tout dire des céramiques raku, des sérigraphies sur textile, des gravures, aquarelles et peintures (dont sur verre) de 14 artistes (toutes des femmes, donc) «invitées d’un bout à l’autre de la province de Luxembourg», certaines bien actives – l’humaniste Blandy Mathieu, férue d’art byzantin, en tête de peloton –, d’autres «chères à nos mémoires», comme la discrète Noëlle Verheggen, fine créatrice d’atmosphères surréalistes, ou l’éclectique Huguette Liégeois, qui, au milieu de son florilège de thèmes parfois fantasques, pouvait détacher de ses souvenirs la noire silhouette d’un arbre ou celle d’un vieux couple.


Laissez le temps infuser les13,15,16,18, 20, 22, 23 et 24 mai, de 14.00 à 18.00h. Entrée gratuite mais réservation indispensable au tél.: 00.32.63.38.95.73 ou par mail au Centre culturel d’Aubange: animation@ccathus.be



Là où le plein des sens commence, c’est à Beckerich – à 9 kms d’Arlon ou 3 kms d’Oberpallen ou à 5 de Redange, selon l’humeur de votre GPS. Au bout du village, un vieux moulin, restauré dans un esprit de développement durable, est devenu un irrésistible pôle aussi culturel que touristique – mais un tourisme doux, avec étang, jardin (où déflorer les secrets des abeilles et des plantes), musée (où se frotter aux vieux métiers de la meunerie et de la menuiserie) et brasserie – grâce à l’asbl D’Millen, née en 2004 d’une volonté citoyenne.


Sur le site, pour parfaire votre idéale temps de pause, niche un petit espace d’exposition, la Millegalerie, un lumineux lieu tout blanc, vibrant de charme, d’où on entend le mécanisme métronomique de la roue à aubes, et qui soufflera ses 10 bougies en septembre (2021).

C’est là, pour l’heure, que Luc Ewen expose.


Luc Ewen – né au Luxembourg en 1959 – questionne l’ontologie de la photographie, en tout cas, c’est un manipulateur d’images, qui, partant de son archive personnelle, intervient sur ses propres photos, les fragmente, les assemble et les superpose pour recomposer digitalement une image qui bouscule les codes, jusqu’à l’illusion du relief.


C’est particulièrement vrai dans ses formats les plus récents, des cyanotypes, où de ce vieux procédé reconnaissable pour la couleur bleue de ses tirages, Luc tire un potentiel esthétique (quasi pictural) et poétique étonnant, aussi visionnaire qu’énigmatique (voir photo ci-dessus).

En amont de l’expérimentation technique, il y a le goût de l’artiste Ewen pour le temps. Un temps passé-recouvré, aussitôt effacé et réanimé-fantasmé. Ainsi, découpant ses photos comme il découpe des parcelles de mémoire, Luc fait naître, comme un adepte de la métamorphose, une autre réalité, celle d’un paysage hybride, à la fois marin et montagneux, un paysage inventé, en transit, surgi d’un autre âge pour devenir une sorte de métaphore d’apocalypse.


En fait, qu’est-ce qui se donne concrètement à voir? Pas simple de distinguer. Mais une imbrication insolite, voir absurde (dans le sens surréaliste), de morceaux de crânes de renards, de peaux de poissons, de fleurs flânées aussi, et des clous rouillés, du bois calciné, des cendres: autant d’objets et de végétaux soumis au changement d’échelle, libérés de toute contrainte, dont la signification profonde n’en finit pas de se dérober, à moins, justement, de symboliser notre combat avec «les forces supérieures», le combat de l’homme déraciné des temps modernes (selon Kafka).


Du reste, pas âme qui vive dans la création photographique de Luc Ewen, déployée en formats tantôt carrés, tantôt aussi ronds que des planètes, des hublots ou des lentilles de longues-vues.

Sauf dans la série I’am so happy – tirée d’anciennes plaques d’imprimeur, probablement des années 20, achetées au marché aux puces – où une jeune gymnase fait tranquillement ses exercices… sous un ciel quadrillé par des avions de guerre.


Tout contribue à semer le doute dans l'esprit du regardeur.

Mais tout – malgré le bleu – parle du «mensonge si présent dans notre monde», dit Luc Ewen. La série Preludio para el año 3001, celle qui utilise des objets de très petite taille, où «ce microcosme est élevé à une dimension monumentale qu’est le paysage», incite «le spectateur à se questionner sur l’état d’un monde futur où le paysage ne sera plus qu’un objet de rêve ou d’utopie». Paradoxalement, l’expo est un fascinant… appel d’air.


Alors, respirez profondément jusqu'au 16 mai, à la Millegalerie (du jeudi au dimanche de 14.00 à 18.00h), dans l'enceinte du Moulin de Beckerich, tél.: 621.25.29.79, www.dmillen.lu



Direction Luxembourg.


Le bois selon Balkenhol – né en 1957 en Allemagne, vivant à Meisenthal (France) –, dit un rapport au temps, et sa sculpture, selon la traditionnelle technique de la taille sur bois, est une façon de penser avec ses mains. Qui occupe aussi physiquement l’espace.


Concrètement, la forme Balkenhol, c’est une figure humaine, «chacun peut s’y refléter et en même temps s’y projeter», juchée comme un stylite sur un socle, lequel porte, lui aussi, les traces du travail à la masse et au ciseau – une figuration installée en contraste avec l’abstraction de l’architecture minimaliste de la galerie Nosbaum Reding.


Et la figure Balkenhol n’est en rien un trompe-l’œil, eh non, c’est nous, homme ou femme anonyme; dans la nouvelle série exposée, c’est surtout un homme, d’échelle réduite et chichement mis en couleur, donc, principalement en costume noir et chemine blanche, bras ballants ou croisés, mains parfois dans les poches, comme une réalité qui s’ajouterait à celle qui existe déjà.


En tout cas, toujours le visage est impassible. Une neutralité qui n’empêche pas le personnage de bois d’être raccord avec le monde, de raconter en silence sa solitude et ses manques… parfois par l’absurde, à en juger par les deux petites voitures (chacune de marque différente, l’une rouge et l’autre noire) que l’artiste place sous les pieds dudit homme debout mais vulnérable, intemporel mais en attente.


A chaque fois, du prosaïque naît une présence. Autonome, troublante. Aussi palpable qu’éthérée. Etrange et pénétrante, pour le dire comme Verlaine.


L’artiste investit également la seconde dimension, en gravant des animaux, lapin, éléphant et cheval, dans des panneaux de bois wawa.


Photo (©Uwe Walter): Stephan Balkenhol, Autiste, 2020, bois wawa peint, 171 x 29 x 24,5 cm.


Infos:

Galerie Nosbaum Reding, rue Wiltheim, Luxembourg: Stephan Balkenhol, sculptures récentes, jusqu’au 12 juin (du mercredi au samedi de 11.00 à 18.00h), tél.: 28.11.25-1, www.nosbaumreding.lu

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