Excursion au Mudam. Dans le grand hall, des Tubes carrés, en carton, assemblés comme un réseau de géantes bouches d’aération ou comme un jeu d’orgue où les tuyaux auraient l’allure de cheminées, sinon de goulottes d’évacuation de débris de construction. Dans le Pavillon, une cathédrale de transparence faite de cordes et de nœuds de cuir. Voilà, réunies par une diagonale improbable, deux figures féminines singulières: Charlotte Posenenske, artiste allemande (1930-1985), la pionnière, avec son art aussi radical que social, et Leonor Antunes, artiste portugaise (née en 1972) qui parle du temps et de l’espace en poète, par le geste, le tissage, tout un art sensoriel. Prenez votre temps.
Dans leurs travaux, elles toutes deux maille à partir avec l’architecture. Partant de là, Charlotte Posenenske a développé une forme de production minimaliste standardisée et sérielle, plutôt géométrique, qui se distingue par sa dimension sociale et participative, alors que dans sa création, plutôt organique, Leonor Antunes se détache par sa force narrative.
En tous cas, il s’agit d’objets sculpturaux. Et dans les deux cas, engagement il y a: pour Charlotte, il s’agit de répondre par l’art aux préoccupations socio-économiques prégnantes de l’époque (années 60); pour Leonor, il s’agit de militer en faveur des techniques anciennes qui aujourd’hui agonisent, sachant qu’au-delà du savoir-faire, c’est toute la question de la transmission – de l’héritage d’artistes marginalisés, des designers surtout, des femmes avant tout – qui est mise en lumière. D’ailleurs, la lumière – naturelle, non pas muséale – fait oeuvre, modifiant les ombres et les formes dans une ambiance intimiste.
Elle tisse, Leonor Antunes, cette artiste qui a représenté le Portugal à la Biennale de Venise en 2019 et qui fait donc de l’artisanat une notion phare de ses travaux, tout autant que l’infini. En fait, dans joints, voids and gaps – le titre de l’expo est emprunté à l’architecte Lina Bo Bardi fondue de feuille de verre et de pilotis d’acier – ce que Leonor propose, c’est une structure qui s’étire dans tout l’espace du Pavillon, dans toutes les directions. Et cette structure est une suspension d’objets, un dispositif «à la limite du design» conçu autour d’une alternance de lignes (en corde ou métal) et de nœuds (en cuir), autour d’un jeu d’échelle, histoire d’osciller entre masse et légèreté, et d’une harmonie des tons (du chanvre au brun); au final, rien de standardisé, ni froid ni minimaliste, et pour cause, chaque objet est une sculpture faite main, sauf que l’artiste qui s’intéresse au geste ne fabrique rien elle-même mais fait appel à un sellier ou à un verrier, selon le type d’objet, ce qui induit un temps de fabrication.
En clair, Leonor n’en finit pas de tisser. Des matières naturelles, des histoires – d’évasion en l’occurrence (dixit la corde du prisonnier) – et des liens avec le passé. Et pour cause, investie dans un gros travail d’archive, de documentation, elle crée en se référant à d’autres artistes peu ou prou oublié(e)s, citant leurs procédés, s’inscrivant ainsi/aussi dans une temporalité différente. Explication par l’exemple.
Au sol d’abord, avec, dans le sas vitré conduisant au Pavillon tout aussi vitré, un revêtement en linoleum, ce matériau en vogue dans les années 70, faussement industriel puisque constitué de toile de jute imperméabilisée à l’huile de lin, dont l’ajout de pigments permet d’obtenir des motifs, géométriques dans le cas présent, et plus précisément inspirés du tableau Surface modulaire de Lygia Clark (1920-1988), l’une des forces fondatrices de l’art contemporain au Brésil – le MoMa lui a consacré une vaste expo en 2014 – qui, tout au long de son parcours, a cherché à redéfinir la relation entre l’art et la société, sinon la vie, en expérimentant des «objets relationnels» –impossible de ne pas déjà faire un raccord avec la démarche de Charlotte Posenenske, à ceci près que l’enjeu de Charlotte est sociologique alors que celui de Lygia frise la thérapie holistique.
Sinon, impossible aussi, partant des nouages de cuir, de ne pas lire une allusion à Des petits riens, une oeuvre de la plasticienne et poétesse Mira Schendel (née à Zurich en 1919, décédée à São Paulo en 1988), oeuvre justement composée de noeuds comme «une tentative pour immortaliser les instants fugaces et pour donner du sens aux éphémères».
C’est donc la vie qui percole au travers des deux actuelles expos du Mudam, tout autant que le temps.
Pour ce qui est de Charlotte Posenenske (née en 1930 à Wiesbaden, décédée en1985 à Francfort-sur-le-Main), c’est dans le grand hall et les galeries du premier étage que se déploie son œuvre pionnière, tombée dans l’oubli puis redécouverte dès 1985 pour jouir aujourd’hui d’un regain d’intérêt décuplé.
On suit toute la carrière artistique de Charlotte, une carrière brève mais féconde, qui commence en 1956 par des dessins et des peintures – peinture informelle, gestuelle («l’artiste créait sur la toile des contre-mondes non figuratifs en fonction de son état psychologique et émotionnel») –, qui évoluent en tableaux sculpturaux (en papier plié ou tôle froissée) et en reliefs muraux (tôles colorées, comme des fragments de carrosserie concaves ou convexes), pour, en 1966 – Charlotte alors «davantage touchée par les influences de la société» –, se vouer à la sculpture, à la «construction d’objets stéréométriques» qui «égalent en radicalité les œuvres des artistes les plus connus des années 1960», et ce, jusqu’en mai 1968.
A cette date, Charlotte cesse ses activités d’artiste et publie un manifeste où elle justifie son abandon: «J’ai du mal à accepter que l’art ne puisse pas contribuer à résoudre les problèmes sociaux les plus pressants». Selon Burkhard Brunn, qui a partagé sa vie pendant dix-sept ans, «en forçant un peu le trait, on peut dire qu’en passant de l’art à la sociologie, elle n’a fait que changer d’outil».
Considérant son goût pour les modes coopératifs, sa défiance du marché de l’art, son refus de la starisation de l’artiste, «l’art de Charlotte» – qui appréciait le philosophe Adorno et avait du respect pour l’artiste Joseph Beuys, trouvant toutefois que «son idée de fusionner l’art et la politique était déconnectée de la réalité» –, «l’art de Charlotte», donc, selon le même Burkhard Brunn, «a toujours été considéré comme politique, ce qui est un malentendu».
Le grand hall donne le ton. Avec des travaux emblématiques, les Tubes carrés: toute une forêt en carton, ce matériau pauvre – clin d’oeil furtif aux Petits riens de Mira et Leonor – «qui sert normalement à l’emballage et qui finit par se désagréger». Par disparaître avec le temps.
Des Tubes carrés comme autant de sculptures aussi géométriques que modulaires, avec des combinaisons afin de créer une grande variété de figures, en vertu d’un concept irréductible: «la même chose différemment». La sérialité, la réduction, la standardisation et la répétition sont les points cardinaux de l’art de Posenenske, que l’on inféode généralement au minimalisme alors qu’il se rattache davantage au constructivisme russe.
En tout cas, voilà des éléments pauvres non seulement simplifiés – une simplification censée favoriser une accessibilité à/par tous –, mais fabriqués en série, industriellement, donc, à bon marché, autrement dit, là aussi, accessibles à tous. «Tout le monde devait pouvoir les acheter. C’est pourquoi il n’y a pas de pièces uniques, pas d’originaux, seulement des reproductions. Même aujourd’hui, et après sa disparition, ses œuvres sont toujours produites en série».
Mais l’axe majeur de l’œuvre de Charlotte, c’est la participation, l’implication d’autres personnes – «une idée complètement nouvelle en 1967». D’abord, en raison du caractère ouvert des objets, «on peut y entrer, les traverser ou s’y attarder». Ensuite, en raison de leur grande taille, «ils nécessitent pour être montés plusieurs personnes qui, de fait, doivent coopérer». «Les participants assemblent les éléments selon leurs propres idées et sont entièrement responsables de l’achèvement de l’œuvre», précise Burkhard Brunn.
Ce mode collectif/coopératif illustre la position subversive de Charlotte, aussi son mode de vie, qui, tout en contournant le marché de l’art, rejetait les hiérarchies culturelles établies: ce qu’elle souhaitait éviter, elle qui ne signait pas ses œuvres, «c’était que le spectateur soit dominé par l’œuvre». Comment ne pas se réjouir que le Mudam parraine cette voix/voie subversive…
Infos:
Mudam Luxembourg – Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean 3, Park Dräi Eechelen, Luxembourg-Kirchberg: Leonor Antunes, joints, voids and gaps, jusqu’au 5 avril 2021; Charlotte Posenenske, Work in Progress, jusqu’au 10 janvier 2021 – mudam.com
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