Ah, la pluie! De l’eau au moulin…
Entre deux averses, marcher… histoire de se ressourcer, de voir la lumière tamisée dans les noisetiers, ou, dans le philosophe sillon d’un Hubert Reeves, pour, dans la nature, se sentir faire partie d’un tout qui nous dépasse, parce que, somme toute, la vie n’est qu’un long pèlerinage, un chemin concret et figuré (ben dis donc !).
Ce qui, tout à trac, me fait penser au film de Caroline Vignal qui (en 2020) suit à dos d’âne la transhumance d’Antoinette (désarmante actrice Laure Calmy) à travers les Cévennes: une histoire d’amour (pas si improbable) transposée de l’homme à l’animal – ne boudez pas votre plaisir de voir et revoir ce film à la fois initiatique, touchant et drôle.
Ce qui aussi me fait rebondir sur les colonnes de bois sculptées/tronçonnées de Julia Cottin, regroupées en une forêt symbolique au second étage de la Konschthal Esch, une installation qui, par la communion du matériel et de l’immatériel, confine à l’esprit du lieu, en tout cas, quelque chose il y a de sacral – ce qui, en un écart périlleux, m’évoque la charpente de bois de Notre-Dame de Paris, précisément baptisée «la forêt».
Et justement, entre deux éclaircies, oser… une rencontre du troisième type. Avec D’histoires et d’art, une expo qui s’attache à la vie derrière les tableaux, à ceux qui, au XVIIIe siècle en l’occurrence, ont peint ces scènes religieuses ou allégoriques, des portraits aussi, qui hantent églises et cloîtres sans qu’on y prenne plus garde.
L’expo en question a lieu au MNAHA (Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art), elle se résume en une salle, dont un mur est entièrement tapissé de toiles, conformément à l’accrochage de l’époque, «ce XVIIIe siècle généralement considéré comme une page blanche», selon le directeur Michel Polfer. L’astuce pour rendre ce mur attractif, avec son accumulation – «un méli-mélo selon le goût du bourgeois, sans classification, sans thématique», méli-mélo confirmé «chez le notaire détenant la description pièce par pièce des œuvres exposées, surtout dans la chambre» –, l’astuce, dis-je, c’est la projection, sur la cloison qui fait face, de zooms fondus-enchaînés sur des fragments de tableaux, sur certains de leurs auteurs et sur des référents scientifiques, dont conservateur, restauratrice, etc (visuel ci-dessus).
En fait, sans ce décor disons immersif, et même malgré cette scénographie, tout quidam risque allègrement de passer outre l’enjeu de l’expo, qui se situe à hauteur d’hommes, non pas vraiment au niveau d’une qualité picturale au demeurant inégale, et dans la fabuleuse enquête historienne qui l’a présidée. Et dont le visiteur peut prendre la mesure à la fois dans les vitrines où reposent des documents précieux et dans le catalogue, une brique passionnante de 408 pages – des heures de lecture de vacances… pluvieuses.
Et par temps de pluie, le MNAHA, avec son expo sous-titrée Peindre au Luxembourg au XVIIIe siècle, est non seulement une escale de choix mais aussi le probable point de départ d’une excursion idéale … à l’abbaye d’Orval. Ah bon?
Topo. L’abbaye d’Orval, dont le passé se rebrousse jusqu’en1070, est un site de spiritualité qui vaut… pour sa célèbre bière trappiste. Certes, le raccourci est culotté. Orval vaut indubitablement pour l’histoire et les légendes confites dans ses pierres, pour ses caves voûtées et autres vestiges lapidaires, le scriptorium cistercien, pour son jardin de plantes médicinales et, c’est moins couru, pour sa remarquable activité artistique. Un document, un livre de raison, ou carnet de croquis et de commandes, atteste de la production d’un moine peintre, frère Abraham (1741-1809), or ce précieux exemplaire est à découvrir aujourd’hui… en vitrine au MNAHA. Une boucle se boucle ainsi entre Luxembourg et Orval, aller-retour, et bien sûr, tout n’est pas dit, loin s’en faut.
En fait, l’expo du MNAHA est la restitution illustrée d’une thèse de doctorat de l’historien Henri Carême, un découvreur aussi obstiné que passionné qui réussit à recenser 80 peintres – chiffre insoupçonné – dans le duché de Luxembourg du XVIIIe, pistant leur vécu, puisque ces artistes d’antan, faute de moyens financiers, accomplissaient pour survivre des travaux de menuiserie, d’entretien de bâtiments, de fresquiste, d’architecte, les tableaux ne représentant qu’un 1/3 de leur production – il n’empêche, 750 œuvres ont ainsi été dénombrées, dont 40 ici exposées, en fonction grosso modo de leur état de conservation et provenant d’anciens legs.
Et il se fait donc que parmi ces artistes, frère Abraham est un personnage à part. Alors, qui était-il?
Il s’agit de Jean-Louis Gilson, un ermite d’Habay-la-Vieille qui rejoint Orval pour y faire profession de convers en 1772 sous le nom précisément de frère Abraham, consacrant là sa vie à la peinture, avec élèves et apprentis (visuel de son atelier ci-dessus), et c’est lui, doté de moyens – eh oui, en cette fin du XVIIIe siècle, Orval vit ses heures de richesse – que l’on retrouve en fuite forcée à Luxembourg en 1793, l’abbaye étant alors, un jour de juin, pillée et incendiée sur les ordres du général Loison. Le talentueux Abraham est notamment logé à neimënster, en tout cas, de 1793 à 1795, réputé et pourvu, «il pouvait faire venir à Luxembourg des milliers de couleurs et de pinceaux» et exécuter des commandes pour les notables et les églises et couvents environnants.
Evidemment, d’autres noms émaillent l’expo, dont Jean-Pierre Mathaei dit frère Philippe – né à Koerich en 1702, engagé comme frère convers à Echternach en 1730 –, Charles Sauvage – originaire de Verviers, installé dès 1694 dans la forteresse de Luxembourg, Sauvage forma justement (et notamment) Jean-Pierre Mathaei –, Ignace Millim – né en Moravie, marié à Trèves en 1773 avec la Luxembourgeoise Lucien Steinsel, établi dans la commune de Hobscheid –, Pierre-Joseph Redouté, natif de Saint-Hubert, le peintre officiel de Joséphine de Beauharnais qui le surnomma «le Raphaël des fleurs», et j’en passe (visuel ci-dessus: vue partielle de l'expo).
Une galerie de noms, une itinérance de peintres et autant d’histoires qui télescopent la culture visuelle de l’époque, la tenue et l’essaimage des ateliers d’artistes et leur ascendance.
Impossible de tout dire. Je pioche et résume certains des éléments lus/entendus qui m’intriguent. A commencer par le fait que «le duché était le plus pauvre Pays-Bas autrichiens – la Cour était à Bruxelles, non pas à Luxembourg, pourtant chef-lieu –, les nobles avaient peu de moyens et les peintres contraints d’être entre autres doreurs, menuisiers ou restaurateurs, les commandes officielles et/ou religieuses étant rares».
A commencer aussi – et c’est concomitant – par la norme artistique: «ce que les gens voyaient, c’était les gravures; ils n’avaient aucune idée, par exemple, de la collection du Louvre, leur culture visuelle, c’était la copie gravée de peintures. Surtout au XVIIe – siècle de peste, de guerres, de famine. C’est l’immigration artistique, fin XVIIe-début XVIIIe siècle qui a permis une relance artistique» – c’est là que surgit un Charles Sauvage ou un Mathaei «qui arrive à un moment-clé, celui de la restauration des bâtiments castraux d’Echternach».
De son côté, Ignace Millim «livre jusqu’à sa mort des portraits pour des notables résidant entre Arlon et Luxembourg». Il y a aussi Pierre Maisonet (1750-1827), ancien apprenti de frère Abraham à Orval, qui vit à Luxembourg, où, professeur de dessin à l’Ecole centrale jusqu’en 1821, il «fait émerger la nouvelle génération de peintres luxembourgeois du XIXe siècle, dont Jean-Baptiste Fresez (1800-1867)».
Et donc, toujours il y a le fameux frère Abraham, qui quitte l’habit monacal et qui s’installe définitivement à Florenville où il continue à former de jeunes élèves.
De tout ce fond, de ces coulisses de la création picturale à la fin du duché de Luxembourg, l’expo est davantage un hameçon qu’une monstration, en tout cas, rien qui se consomme rapidement. Donc, à condition de prendre son temps, voire de suivre le programme des conférences, le visiteur prendra pied dans une inédite tranche de vie de la société luxembourgeoise du XVIIIe siècle à travers les clochers.
Infos:
MNAHA, ou Nationalmusée um Fëschmaart, Marché-aux-Poissons, jusqu’au 28 janvier 2024, www.nationalmusee.lu
Pour tout avouer, cette histoire de culture de la copie gravée me titille. Parce qu’elle me permet d’ajouter un regard sur Les animaux dans la gravure, la nouvelle expo temporaire de la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville de Luxembourg. Qui nous parle de la remarquable précision de la représentation des animaux de ferme et qui nous parle de l’évolution de cette représentation qui va de pair avec l’évolution du rapport de l’homme à l’animal. Fort bien. C’est même essentiel.
Mais vu de près – c’est mentionné sur l’œuvre –, le magnifique Cheval frison (visuel ci-dessus) de l’Amstellodamois Nicolaes Visscher (1618-1679) est en fait la reproduction graphique du motif peint par Paulus Potter (1625-1654), peintre néerlandais réputé pour la perfection de ses sujets bovins.
Et dans le lot des 46 estampes (XVIIe – XVIIIe siècle) exposées, Visscher est loin d’être un cas isolé. Ce qui nous enseigne quoi? Que le corpus dont est issu le lot, à savoir la collection privée de Robert Betz (1866-1936) – composée d’environ 1.200 gravures – reflète le goût du collectionneur basé à Nuremberg – au demeurant propriétaire d’une usine… à papier – mais aussi le curseur culturo-artistique d’une époque.
De fil en aiguille, je saisis l’occasion de mentionner Un été en papier que propose Reuter Bausch Art Gallery. Comme son titre l’indique, l’expo se consacre à des œuvres sur papier (visuel ci-dessus), elle est collective, regroupant 16 artistes déjà exposés dans les murs de la galerie mais, cette fois, donc, sous l’angle de leur production papier – un médium qui, outre son coût modique, est une épatante entrée en matière.
On retrouve ainsi, aux prises, en vrac, avec la figuration et l’abstraction, avec la nature, l’humaine condition ou le monde comme il va et boite, Clément Davout, Gust Graas, Thierry Harpes, Jack Hilton, Julien Hübsch, Ugo Li, Catherine Lorent, Chantal Maquet, Viki Mladenovski, Jim Peiffer, Pit Riewer, Valentin Van Der Meulen, Pascal Vilcollet, Max Dauphin, ainsi que deux nouveaux «poulains», la jeune Luxembourgeoise Mia Kinsch et l’Allemand Kolja Kärtner Sainz.
Exercez votre curiosité jusqu’au 9 septembre (du mardi au samedi de 11.00 à 18.00h), sachant que la galerie (14 rue Notre-Dame à Luxembourg) s’accorde un summer break entre le 15 et le 26 août. Infos: reuterbausch.lu
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