Arnaud Eubelen, artiste discret capable de faire pousser du lierre sur des ruines, est un faiseur de lumière(s). Voilà qui colle parfaitement au décor ambiant, celui paradoxal du Noël scintillant et du repli sanitaire cherchant le bout du tunnel.
Mais en préambule à l’invitation éblouissante d’Arnaud – hallucination garantie au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain – , voici une petite parabole hivernale.
C’est que, oui, nous y sommes en hiver. C’est officiel grâce au solstice qui a fait basculer la saison ce lundi 21 décembre 2020, à 10 heures 2 minutes et 9 secondes très exactement. Certes, c’est le début des trois mois les plus froids de l’année mais la bonne nouvelle, c’est que, désormais, on gagne une minute de luminosité, et même 8 minutes d’ici le 31 décembre et que ça ne va plus s’arrêter jusqu’au 21 juin.
En tous cas, le solstice d’hiver est une période à tel point charnière que l’empereur romain Aurélien, en 274, y fixa au 25 décembre le jour de la naissance du «Soleil invaincu», jour devenu, trois siècles et demi plus tard, celui de la Nativité par une Eglise chrétienne… qui ignorait la date de la naissance de Jésus de Nazareth (d’ailleurs probablement pas né en hiver).
Il n’empêche, avec ou sans fondement religieux, la célébration qui prévaut est bel et bien celle de la lumière. Et dans le genre, en cette fin d’année gavée de noires inquiétudes, on fait fort. Ça brille partout, ça clignote à tous les étages: c’est une orgie d’ampoules, une sorte d’effet compensatoire, comme le chocolat en cas de déprime.
Et c’est comme ça que j’en viens donc à vous parler d’Arnaud Eubelen, un artiste belge (né en 1991 à Liège) formé au design (mais sans être designer) qui n’en finit pas de jouer avec cette source d’épiphanies qu’est la lumière, récupérant matériaux de construction et autres objets, s’en réappropriant les usages, les modifiant, pour inventer d’autres récits… lumineux. Il voulait «juste» éclairer son atelier de Molenbeek et au final, c’est la Ville – avec un V majuscule symbolisant un espace urbain universel – qu’il sublime, l’enjeu de sa pratique «bricolage» étant «la révélation».
Peut-être avez-vous déjà croisé No Man’s Land, une structure-sculpture aux allures de phare, dans la vitrine d’un ancien local de commerce au coin de la rue Notre-Dame et de la rue Philippe II, ce, du 20 au 22 novembre – lieu adopté dans le contexte d’une Luxembourg Art Week 2020 devenue virtuelle. Si vous l’avez ratée, pas de panique, puisque la voilà réactivée au «Casino» où elle reste visible, à loisir, jusqu’au 21 février, intégrée, qui plus est, dans une vaste installation baptisée Unified Glare Rating (Cote d’éblouissement unifiée).
Concrètement, en deux salles du rez-de-chaussée du «Casino», vous passez de la nuit au jour, de l’obscurité à la saturation lumineuse, deux phénomènes aussi optiques que philosophiques, à la fois contraires et intimement complices, prompts à modifier notre perception.
Dans la première salle, dévolue à la pénombre, comme une allégorie de la caverne de Platon, vous déambulez entre des gouttières et autres tuyaux de descente d’eau, où sont accrochés des miroirs réverbérant l’aveuglante lumière du «phare» installé dans la seconde salle. Au mur, des photographies imprimées sur d’autres petits miroirs mats, dont les motifs ne se manifestent que progressivement, selon l’angle de réfraction/ diffraction des faisceaux lumineux.
«Tout est parti de chez moi, c’est empirique», dit Arnaud. Et «chez moi», c’est son atelier d’artiste – son besoin de l’éclairer – et c’est son espace urbain quotidien (Molenbeek en l’occurrence). Où il a récupéré des matériaux industriels – «il a puisé dans les rues de sa ville comme dans un magasin de bricolage» – qu’il a dès lors assemblés pour finalement composer un récit où la matière, la corporéité, cohabite avec l’immatérialité. Toutes les pièces sont interdépendantes, et le résultat est de l’ordre du ressenti, de l’expérience aussi sensorielle que conceptuelle.
Quant aux photographies, toutes saisies spontanément, «selon l’humeur», dans l’environnement immédiat de l’artiste, au travers d’une vitrine ou au milieu du trafic routier, voire d’un terrain vague, elles évoquent l’absurdité de certains gestes et propos de l’homme – en fait, dans le travail d’Arnaud, l’humain n’est présent que par défaut. Ou pris en défaut.
En tout cas, toutes ces images qui apparaissent pour s’évanouir, et s’estompent pour réapparaître, sont des analogies de l’illusion et de la désillusion à la fois, en cela comparables à l’éblouissement. Du coup, «"Unified Glare Rating" prend des airs de voyage initiatique (...) et plonge celui qui s’y perd dans les profondeurs abyssales du trompe-l’œil et du désenchantement».
On passe dans la seconde salle. Dans cet espace contigu bordé au niveau du plafond par du faux lierre – plante symbole de ce qui s’accroche, ne meurt pas, «d’autant que l’élément naturel est ici artificiel, comme un summum de l’éternité», et qui croît là où il y a ruine, donc, «qui orne autant qu’il détruit» –, se dresse une monumentale structure, d’une extrême physicalité, de celle «qui chasse l’ombre dans les dieux déserts ou abandonnés comme les parkings ou les stades de foot», une sculpture faite de bric et de broc, dont des énièmes tuyaux et ces LEDS qui font référence aux lentilles à échelons de Fresnel utilisées dans l’éclairage des phares de signalisation marine.
Plantée dans un socle de béton brut enchâssé dans un tronc d’arbre – même dualité illusoire –, la forme «dégage» donc une lumière aveuglante – on lui doit tout des révélations de la première salle obscure –, à ce point agressive qu’elle «rend un face-à- face prolongé quasiment impossible». Et c’est une tour rotative, dont le son grave, «prélevé dans les entrailles de la "bête" médusante», fait vibrer les murs.
Par sa création singulière, dans sa façon de rattacher l’univers extérieur manufacturé à l’intime, le dehors au dedans, et vice versa, Arnaud Eubelen féconde une idée de fin de monde, une idée de ruine, de construction qui induit la destruction. No Man’s Land a beau irradier, cela n’empêche pas l’œuvre de charrier une bouleversante solitude, jumelée à une notion de déambulation. De déambulation terriblement solitaire.
Photo:
Arnaud Eubelen, Unified Glare Rating, 2020. Vue de l’exposition au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Photo: Sven Becker
Infos:
Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, 41 rue Notre-Dame, Luxembourg, jusqu’au 21 février 2021, www.casino-luxembourg.lu
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