Dans mon précédent post, j’avais évoqué Franck Miltgen, qui, à la galerie Zidoun-Bossuyt, passe du graffiti à la chemise hawaïenne. Je dirais aussi de la géologie au milieu marin. Je devais vous expliquer le pourquoi et le comment, mais, voilà, ma visite de l’expo s’est perdue dans le flux numérique. J’y reviens donc (lire un peu plus bas).
En même temps, la poésie faisant son nid en mars, tout comme d’ailleurs la Francophonie, je me fends d’un petit détour par la fête de la langue.
Ainsi, pour la 6e édition du Mois de la Francophonie – du 12 au 28 mars –, l’Institut français du Luxembourg a porté son choix sur le thème du sport. La preuve avec le spectacle d’ouverture dévolu à cette nouvelle discipline olympique qu’est le breakdance, c’est donc avec «De la Rue aux Jeux Olympiques» par la compagnie Pokemon Crew que les amoureux de la langue française (!) ont rendez-vous le 12 mars, à19.30h, au lycée Vauban.
A l’adresse des lycéens, il y aura même de la boxe, au sein d’ateliers les initiant … à la technique oratoire du slam. Sinon, Eric Dargent, champion de para surf, est attendu au Lënster Lycée International School le 20 mars, à 13.00h, le temps d’une conférence célébrant la performance, le courage et l’esprit sportif – conférence assortie du film documentaire Ora sensibilisant au sport, au handicap, et, de façon plus large, à la différence et au vivre ensemble.
Au programme, aussi de la musique. Avec Eddy de Pretto – concert à la Rockhal le 17 mars – et Mass Hysteria – le 23 mars à Den Atelier. Et puis un doigt de théâtre, avec La méthode du Dr Spongiak – il y est question du génie de la sottise de l’exquise Loïse, qui, un beau jour de mai 1930, en raison d’une royale occasion, devra être raisonnable, polie, opération vouée à l’échec sauf grâce au Dr Spongiak, inventeur d’une méthode pour que fleurisse l’âge de raison (aux Rotondes, les 23 et 24 mars).
Et enfin, d’énièmes conférences. Sur Brancusi, Duchamp et Steichen (débat entre Doïna Lemny et Paul Lesch le 25 mars, à neimënster). Et sur Paul Celan (visuel ci-dessus): une soirée intitulée Sous la nuit, la nuit programmée à l’occasion de la publication de la traduction en français par Jean Portante de trente poèmes de Paul Celan consacrés «à cette nuit d’automne 1942 où les nazis sont venus frapper à la porte de ses parents pour les déporter vers la mort. Une nuit si longue où Celan, sentant la menace, s’était caché et a donc pu échapper aux bourreaux. La tragédie fondatrice de l’œuvre de Celan a frappé de nuit». Les 26 et 28 mars, à 20.00h, au Théâtre National du Luxembourg (TNL), soirée en deux parties, l’approche de l’œuvre de Paul Celan par Jean Portante étant suivie d’une lecture bilingue, allemand / français par Marie Jung et Jean Portante, entourés par les tableaux du peintre Marc Feld qui illustrent le livre.
Remarquez, moult causes nidifient en mars, à commencer par … les droits des femmes. Dans ce contexte, Berthe Lutgen a été l'une des premières artistes au Luxembourg à intégrer le combat féministe dans son art, et ça se vérifie toujours, en l’occurrence avec son expo L’avenir est féminin (visuel ci-dessus) à Schifflange, au Schifflenger Konschthaus (2 Av. de la Libération), du 9 mars au 13 avril (de 14.00 à 18.00h). Vernissage ce 8 mars, à 18.30h.
Je ne résiste pas non plus à l’annonce de la projection en avant-première – ce jeudi 7 mars, à 19.00h, à l’Utopia – de Moitié Moi, premier film du cinéaste Kim El Ouardi et de l’artiste Nora Wagner, qui, pendant deux ans, ont accompagné le processus de création d’une pièce danse hip-hop. Entre fiction et documentaire, Moitié Moi tente de «capturer la complexité de la société. En mettant en évidence la force de la danse et son langage universel, les réalisateur·rice·s soulèvent les difficultés individuelles et collectives auxquelles nous sommes confronté.e.s quotidiennement pour trouver notre place au sein de cette même société». Dans le cadre du Luxembourg City Film Festival.
Mais, là, focus en galerie (Zidoun-Bossuyt gallery), où Franck Miltgen épluche le réel, par couche.
En fait, le travail du plasticien Miltgen est le fruit d’une intense observation de notre environnement urbain et naturel, il considère les surfaces – les «façades», dit-il –, comme «une construction spatiale d’enveloppements» ou, plus joliment, comme «un tas de pelures d’oranges pelées» – c’est d’ailleurs pourquoi l’expo s’intitule Peeled & Piled.
La façade observée peut être un mur, ou la paroi d’une roche, ou la peau du ciel tout aussi bien, voire un tissu ornemental, mais, à chaque fois, Franck questionne l’apparence, la frontière entre extérieur et intérieur, il traque ce qui se cache, ce qui dedans/dessous est ignoré/méconnu et ranime l’enfoui en lui donnant un récit, une épaisseur, une lumière, tantôt par la peinture, tantôt par la sculpture. En clair, c’est une histoire de couches – où, aussi, l’artiste incorpore tous les éléments moteurs de son univers que sont le temps, la forme, la matière, le support, la trace, le fossile, le… surf.
D’abord, sur les murs, il y a les croûtes formées par les strates successives de graffitis, que Franck gratte, sélectionne, découpe, ponce, pour, au final, les «coller» sur des fragments de polypropylène alvéolaire, en tout cas, une matière transparente, fragments alors superposés comme une roche artificielle… mais cristalline: une sculpture est née, qui crée une illusion de pétrification; ce faisant, l’artiste enrichit le réel, le sublime dans une autre dimension.
Autre sublimation partant des mêmes strates de graffitis dans The judgement of Cambysses, un magnifique triptyque dont le titre fait écho à un tableau du primitif flamand Gérard David, inspiré d’un ancien récit persan relatant le supplice de Sisamnès, un juge corrompu condamné à être écorché vif sur ordre du roi Cambysse. Et par analogie, Franck de supplicier le mur, d’écorcher sa peau croûtée graffitée, puis d’agencer ces squames colorées, combinées à de personnelles interventions picturales, sur un support de cuir synthétique ondulé/distordu.
Sur le chemin de la transfiguration conjuguée à la distorsion, notez Giverny: il s’agit d’une impression (en deux versions) de la sculpture A Local Coral Reef – pièce centrale du précédent projet Wäiss Kaul de Franck – réalisée par estompage sur un tissu en coton éponge teint, et qui, indubitablement, fait allusion au jardin d’eau de la maison de Monet. Et dans la foulée, notez aussi Himmelbaach, deux déformations d’images du flux du ciel – l’une intitulée Ondulations vertes, la seconde Coucher de soleil –, deux compositions abstraites sur tissu, partiellement masquées par de la tôle d’aluminium, le tout monté sur cadre d’acier. Ici, la lumière est à l’œuvre, et la lumière, c’est le parfait accélérateur de particules de vibrations, d’émotions, de transports tout à la fois esthétiques et spirituels.
Mais le clou des «accumulations de couches» de Franck Miltgen – une noce du sensible et du concept, une alliance de réalité et d’étrangeté –, c’est un textile particulier: la chemise hawaïenne, objet ultime de l’artiste surfeur. Qui saisit l’occasion de remonter l’authentique histoire de la chemise aloha, de la raconter par le prisme de l’art, par une installation sculpturale, laquelle implique un changement d’échelle et de dimension (visuel ci-dessus: Aloha Distortion, 2024).
En fait, ce que l’on sait peu, c’est que les origines de la fameuse chemise médiatisée par Elvis Presley et par Tom Selleck dans la série Magnum remonteraient à la fin du XIXe siècle lorsque des migrants japonais arrivent à Hawaï, et qu’au départ, en 1905, elle est confectionnée avec du tissu à kimono, et qu’il faut attendre 1936 pour que des motifs autochtones – palmes, écorces et autres végétaux – s’y impriment. En superposant des fragments d’étoffes dont les motifs révèlent la chronologique «identité» du célèbre casual wear, en étageant ces étoffes sur des fragments de polypropylène, Franck réalise un étrange rocher transparent… capable d’éclairer autrement une banale histoire de chiffon.
Dans une seconde sculpture, l’étrange structure transparente est déposée sur des découpes de marbre. Des découpes aux contours fantasmagoriques, et du marbre de coloris différents où, par métamorphisme, lire les veines comme des fossiles.
Et le fossile, c’est la trace peu ou prou minéralisée d’un ancien organisme vivant. Et suivre la trace, c’est l’obsession de l’artiste Miltgen, arpenteur/explorateur … d’origines et autres genèses.
Où? A la galerie Zidoun-Bossuyt Luxembourg (6 rue Saint-Ulric), jusqu’au 6 avril.
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