Rethinking Nature/Rethinking Landscape (repenser/repensons la nature/le paysage), voilà un thème qui, sans sentir la chlorophylle, est d’une actualité écologique manifeste, climatique aussi. C’est celui qu’emboîte le 8e Mois européen de la photographie – ou EMOP pour «European Month of Photography», initié à Luxembourg par Café-Crème asbl (Paul di Felice et Pierre Stiwer) – qui sème dans le pays une vertigineuse constellation d’expositions liées aux questions des relations humaines avec l’environnement (et vice versa), tout en faisant découvrir de nouvelles approches photographiques…
Des nouvelles approches quant au paysage, certes, mais aussi quant à l’acte lui-même. Eh oui, la photographie, c’est plein de langages, images d’archives et de synthèse incluses, et photographier, ça peut transiter par le son ou la sculpture, surtout, c’est plein de fonctions/missions, militantisme et documentaire y compris, sans en l’occurrence jamais perdre de vue la dimension artistique.
En gros, EMOP, c’est «un observatoire du répertoire renouvelé de l’image pour le raconter aujourd’hui». Plus fondamentalement, c’est une façon de prouver combien et comment la photographie éclaire essentiellement/intimement notre monde, ses beautés et paradoxes, qui plus est traversé par une versatilité à la fois humaine et naturelle.
Ce qui est autrement clair, c’est qu’EMOP relève du marathon.
Donc, tout vous dire des 30 expos réparties en une vingtaine de lieux, c’est impossible. Tout autant qu’indigeste. Il n’empêche, des liens surgissent, peut-être involontaires, de l’ordre de la géographie – le cercle arctique, le Groenland ou l’Islande, selon Marie Sommer au CNA, Anastasia Mityukova au Cercle Cité, Daniel Reuter à la galerie Nosbaum Reding – ou de la démarche – avec les explorations de Nicolas Floc’h et de Justine Blau au Cercle Cité, avec celle aussi, autrement politique, de Bruno Baltzer & Leonora Bisagno au MNHA. En ajoutant notamment la façon dont Lisa Kohl et Marine Lanier collectent dans le quotidien paysager les traces de l’exil et de la clandestinité – toutes deux à Neimënster.
Trêve de bavardage, je vais pratiquer par coups de cœur et en deux temps.
En commençant – premier temps – par le Mudam (Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean). Et pourquoi? A cause, d’abord, de la scénographie, originale, sinon inédite, à l’allure de serre, sinon de jungle. Et parce que l’expo baptisée Enfin seules vaut pour son fabuleux potentiel raconteur.
Ça se passe dans deux galeries du rez-de-chaussée, tapissées de papiers peints imprimés de fougères, fleurs, troncs d’arbres, de champignons, de stalagmites, de météores lumineux aussi, autant de motifs reproduits en version panoramique, tous puisés dans la sélection des photographies suspendues comme des plantes au milieu de cet environnement aussi étonnant qu’immersif.
Et ces photographies, c’est quoi? C’est un échantillon – 200 petits formats au total – extrait d’une collection privée inouïe, la collection Archive of Modern Conflict (AMC), un fonds surréaliste conçu comme un laboratoire où s’amassent huit millions de clichés amateurs et professionnels, «depuis les origines de la photographie, au milieu du XIXe siècle, jusqu’aux années 70».
Ce fonds basé à Londres, créé en 1992, comptant «parmi les collections photographiques les plus importantes du monde» – Timothy Prus, fouineur aussi énigmatique que visionnaire, en est le directeur artistique, et en bon gardien du temple, c’est lui qui a réglé au millimètre tous les détails de l’accrochage du Mudam –, le fonds, donc, se décrit comme étant «dépositaire des histoires perdues et oubliées que recèle la production photographique passée».
En fait, initialement portée sur l’histoire des conflits mais couvrant désormais une multitude de sujets, AMC pose à travers Enfin seules «un regard nouveau sur la représentation du monde végétal, appréhendé dans toute sa diversité».
C’est abyssal, dans le fond et les formes. La visite requiert du temps, beaucoup de temps. Et pour cause.
Déambuler dans l’expo, c’est arpenter l’histoire des techniques photographiques – dont le cyanotype, procédé reconnaissable par la couleur bleue de ses tirages –, c’est côtoyer des photographes de renom – dont Brassaï (présent non pas avec son célèbre Paris de nuit mais avec des plans microscopiques de racines), Willy Ronis, figure emblématique de la photo humaniste française, ou Josef Sudek, «le poète de Prague» –, c’est surtout, à la faveur de photos anonymes, provenant de tous les continents, découvrir «toutes les petites histoires qui se cachent derrière chaque image»: je ne peux d’ailleurs que chaudement vous conseiller de lire préalablement les biographies de ces parfois illustres inconnus, d’hier ou plus récents – vingt-cinq (très) brèves notices biographiques épinglées à l’entrée de l’expo –, qui, peintres, ont adopté la photographie pour certaines de leurs études ou qui, scientifiques, ont trouvé dans ce médium un langage innovant en vue d’une perspective nouvelle.
Ainsi, «on découvre une photographie qui s’immisce dans toutes les disciplines», lesquelles – de l’astronomie aux mathématiques ou à la peinture – circulent et se croisent. En résumé, Enfin seules est tout sauf une archive traditionnelle. Et s’y frotter est une aventure folle, addictive.
Visite en quelques exemples.
Le premier s’appelle Lee Miller, dont le Luxembourg se souvient. Arrêt devant un petit format noir/blanc qui montre des matelas empilés sur un vélo – absence de l’humain mais une façon de parler de sa présence via ses effets personnels: c’est une toute petite photo due, donc, à Lee Miller (1907-1977) qui fut modèle pour E. Steichen, puis muse de Man Ray, avant de travailler pour Vogue et, pendant la Seconde Guerre mondiale, de devenir «l’une des rares femmes photographes a être accréditée comme correspondante de guerre»; en 44, elle a notamment «documenté la libération de Paris, les combats au Luxembourg et en Alsace, la libération des camps de Buchenwald et de Dachau».
Puis Graham Sutherland (1903-1980), figure clé du modernisme britannique, «souvent associé aux peintres paysagistes néo-romantiques tels que Paul Nash et John Piper», nommé peintre de guerre (40-45), qui trame/quadrille finement la photo pour ensuite réaliser une peinture.
Arrêt aussi devant des ciels sublimes, photographiés (en amateur) par Frederik Carl Mülertz Stormer, mathématicien et astrophysicien norvégien connu pour avoir intégré la photographie dans son étude scientifique de la formation d’aurores boréales.
Zoom sur des négatifs utilisés sur plaque de verre et sur papier ciré attribués à John Murray (1809-1898), un médecin initié à la photographie alors qu’il était en Inde, où il a documenté l’architecture d’Agra «à l’aide d’un volumineux appareil photographique en bois».
Sinon, notez que certaines fougères du papier peint, pour la cause détournées et agrandies, ont précisément été extraites du recueil photographique publié en1902 par le médecin et botaniste amateur Conrad Theodore Green, défenseur des plantes sauvages de la banlieue de Liverpool.
De la même manière, les cyanotypes d’espèces florales marines de la botaniste Anna Atkins (1799-1871), pionnière du procédé, un an après son invention par l’astronome anglais John Herschel, ces cyanotypes sont ceux, passés du tirage bleu au bain orange, qui irradient d’énièmes papiers peints.
Dans la constellation d’EMOP, l’expo Enfin seules – ou «portrait fictionnel d’un monde déserté de toute vie humaine ou animale» – occupe une place singulière: déjà, c’est une porte ouverte sur une collection phénoménale et ça, en soi, ça s’applaudit.
Photo:
Amelia Elizabeth Gimingham, Passion Flower and Fruit, 1897. Courtesy Archive of Modern Conflict
Infos:
Mudam (Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean), 3 Park Dräi Eechelen Luxembourg- Kirchberg: Enfin seules, photographies de la collection Archive of Modern Conflict, jusqu’au 19 septembre (de 10.00 à 18.00h, le mercredi jusque 22.00h, fermé le mardi), www.mudam.com
Pour la suite – dans le second temps de mes coups de cœur –-, il y aura L’œil et la glace de Marie Sommer, les paysages sous-marins de Nicolas Floc’h, les contes sauvages de Marine Lanier et quelques autres îles d’un archipel insoupçonné. Je lance l’hameçon… dans les 48 heures.
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