Le Printemps, c’est dans J-10. Et en mars, les crocus, jonquilles et giboulées s’y accordent, la culture s’ébroue… comme si elle devait mourir demain!
Alors, voici une excursion en quatre étapes. Pas un marathon pour autant. Sachant en même temps qu’avoir le choix est un luxe qui ne se boude pas. Et puis, surtout sortir, car, selon le poète Guy Goffette, «tout plutôt qu’une vie en pot, l’amour à la petite semaine et les voyages en pantoufles» – lesquelles pantoufles, selon Théophile Gautier, auraient été données… aux jambes de bois.
Et donc, je vous propose les peintures de Chantal Maquet, qui questionne l’histoire familiale par le hublot de la réalité coloniale – expo à Dudelange, au Centre d’art Nei Liicht –, et puis, les installations de Sophie Medawar relisant Shéhérazade, idéal féminin, à coups de métaphores et symboles où cohabitent grenades et «bouches prisons» – aussi à Dudelange, au Centre d’art Dominique Lang. Pour finir par d’autres installations, celles de Julien Hübsch, qui s’intéresse aux chantiers de l’espace urbain, aux matériaux trouvés/détournés comme autant de traces: c’est à découvrir à Walferdange, au CAW (comme Culture@Walfer) et je vous en parle… demain.
Mais la première station, c’est le Casino Display. Qu’est-ce? C’est le nouveau nom donné à l’historique Konschthaus Beim Engel, bâtiment patrimonial, classé, au passé médiéval, sis au coin de la rue de la Loge à Luxembourg, qui, promu galerie de 1981 à sa fermeture au 1er septembre 2019, sort d’un apparent lifting, conformant son rez-de-chaussée et ses caves aux attentes, besoins et pratiques de la très jeune création. Pour l’heure, il y est question de Cartographies du livre (à voir encore ce 13 mars) et de musique électronique abstraite ou de «recherche de son par rapport à l’espace». On pousse la porte... de ce lieu à l’allure de laboratoire, développé par le Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain, mais sans être un «Casino bis», élargissant en l’occurrence son champ d’action aux «jeunes créatifs d’aujourd’hui et de demain»… en l’absence d’écoles d’art au Luxembourg!
Notez que le Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain fête ses 25 ans le 22 mars 2021 en marquant cet anniversaire par la présentation dans l’espace public – jusque fin mars – de 25 projets d’artistes ou non (textes, dessins, photos) liés à son passé et à ses inspirations.
Cap rue de la Loge.
Lieu classé oblige, la mutation est cosmétique, un monochrome gris habillant l’épure et le silence. A ceci près, qu’un petit appartement a été aménagé – à l’arrière, dans une ancienne salle de stockage –, promu résidence d’artiste. Et le premier à en bénéficier actuellement, installé pour six mois, jusqu’au 31 juillet, c’est le plasticien multidisciplinaire luxembourgeois Andrea Mancini, né en 1989, formé à Bruxelles, qui mène des recherches de textures sonores: «quelque chose qui sonne liquide par rapport à quelque chose qui résonne statique» et ce, partant d’«hétérotopies» (selon le concept d’«espaces autres» forgé par Michel Foucault), partant donc «d’une chambre d’enfant, d’un cimetière ou de l’aéroport», par exemple.
Le public pourra apprécier le résultat en juillet, Andrea envisageant alors de «faire une performance, une mise en espace».
En même temps, l’obligation de résultat via une production, une expo, ou une contrainte de calendrier, n’est pas du tout l’objectif du Casino Display, qui «se veut une plateforme d’orientation, d’échange», d’accompagnement et d’expérimentation. Casino Display, c’est donc une nouvelle énergie insufflée «pour que les jeunes puissent s’y poser». Accent est alors porté sur l’orientation «des jeunes dans le monde des métiers créatifs» ainsi que sur la prospection «des jeunes talents prometteurs issus de différentes écoles d’art de la Grande Région», rendues ainsi plus visibles, dont la HEAR (Haute Ecole des arts du Rhin de Strasbourg), l’ENSAD (Ecole nationale supérieure d’art et de design de Nancy) et l'ESAL (Ecole supérieure d’art de Lorraine, Metz/Epinal).
D’ailleurs, c’est une intervention de l’ESAL que le Casino Display vient d’héberger, un travail autour du livre mené, au sein de l’ESAL, par l’Institut Page – qui est un laboratoire de recherches textuelles, graphiques et éditoriales – dont le programme intitulé EXTRA-TEXTE se concentre sur l’objet livre, à déplier comme une affiche, sur sa tranche, sa couverture, sur les titres parfois découpés et mélangés pour composer un autre titre, sur les notes, les marges, la mise en page ou sur la typographie, tous ces éléments que l’on appelle «paratexte».
Pour les amateurs, Cartographies et espaces du livre (photo: Bruno Oliveira) est à voir le samedi 13 mars – ce jour-là, le Casino Display est ouvert de 14.00 à 18.00h.
Infos: www.casino-display.lu
On prend la tangente, vers Dudelange. Rendez-vous au féminin, avec deux porte-voix.
Arrêt Nei Liicht. En compagnie de l’artiste luxembourgeoise Chantal Maquet – née en 1982 –, de sa figurative peinture saturée de bleu, de rouge, de vert, de rapports dissonants de couleurs intenses.
Peintures isolées ou agencées en un arc de cercle, comme une famille. Du reste, c’est bien de cela dont il s’agit, de l’exploration de l’histoire familiale. Une histoire privée – que Chantal n’en finit pas de recomposer comme un puzzle à partir des photos d’archives descendues de son arbre généalogique, sans une once de nostalgie, avec souvent des fils à suturer «les blessures qui unissent pour toujours» –, une histoire privée, donc, qui, cette fois, télescope l’Histoire par le biais du chapitre colonial.
Ce qui est de mise, c’est l’étrangeté. Comme on le dit du calme avant la tempête, comme on le dit d’un regard froid, celui qui se protège, qui réprouve, en tout cas qui (se) questionne. C’est une mémoire sans effet miroir: ce qui se raconte ça n’a rien à voir avec moi/dat huet jo näischt mat mir ze dinn, comme l’avoue le titre de l’expo. Le ton est d’emblée donné.
L’esthétique plonge dans les années 50, c’est l’époque où le Belge grand-père de l’artiste, ingénieur, travaillait au Congo – c’est là aussi que le père de Chantal est né et qu’il a grandi, du moins jusqu’à l’âge de 6 ans. Et les images retrouvées – des photos et un film de 1955 retraçant la première visite du jeune roi Baudouin, une tournée triomphale dans toutes les régions du Congo belge, une colonie alors à son apogée, cinq ans avant la proclamation de l’indépendance du Congo (en juin 1960) et l’assassinat de Patrice Lumumba, premier Premier ministre de la RDC (en janvier 1961) – , images, donc, qui «sont les seules traces que j’ai de ce temps-là», dit Chantal. Dont les peintures, comme un boomerang présent/passé, sont une façon «de thématiser et de réfléchir quant au regard de mes grands-parents sur la colonie».
Et à travers les peintures, on entend des voix. Notamment celle, maternaliste, d’une femme blanche, «ma grand-mère», affectueusement penchée «sur un bébé noir» – dixit la toile gutt gemengt/ bonne intention (voir photo: © Chantal Maquet). Sauf que «la mère du bébé ne partage pas ce moment de joie», le temps de la pose photographique la retardant dans ses multiples besognes. Et la peinture de mettre en lumière «cet espace vide de la perception», l’implacable faille entre la projection (dominante) et son effet (subordonné) négatif.
Quant au film, l’artiste Maquet y superpose une sorte de monologue lu à voix haute, témoignant de sa prise de conscience et de position à la fois citoyenne et politique, quant aux structures coloniales qui subsistent de nos jours (à l’appui, elle a tapissé les murs de documents liés aux entreprises actives dans les mines du Congo dont le siège social est au Luxembourg), quant à notre devoir de veiller à ce que les violences et injustices du passé («que l’on ne peut changer») ne se répètent pas. Et de conclure: «Nous portons tous une responsabilité. Aussi, il ne suffit pas de ne pas être raciste, mais d’être anti-raciste…»
Infos: Centre d’art Nei Liicht, Dudelange: Chantal Maquet, Dat huet jo näischt mat mir ze dinn, peintures, jusqu’au 11 avril.
La Shéhérazade de Sophie Medawar, symboliquement incarnée par des grenades (les fruits), ne raconte plus d’histoires, ou plutôt, elles n’ont plus rien d’un conte. Lequel est à jamais figé… sous une épaisse couche de résine.
Dans le monde arabe, mais pas que, les légendaires Mille-et-une Nuits ont pris des coups, si l’on en juge au nombre croissant de militantes féministes condamnées à… 1001 jours de régime carcéral.
Le tapis n’est plus volant. Et c’est lui qui nous accueille dès l’entrée du Centre d’art Dominique Lang, à deux pas d’un monticule de petites formes en laiton, chacune façonnée comme une bouche, belle comme un bijou, sauf à savoir que c’est une «bouche prison», condamnée à se taire.
La femme, c’est le thème (ô combien) universel que Sophie Medawar, Luxembourgeoise aux racines libanaises, fait voyager dans une esthétique orientale.
C’est la femme qui absorbe le monde, la femme forte – à la longue chevelure, portraiturée à la manière de Frida Kahlo –, c’est la femme (objet, sujet) qui questionne son image, son corps et la société, tout autant que les non-dits et les tabous. En fait, la Shéhérazade 3.0 dont nous parle Sophie Medawar, c’est son double. Ou sa quête.
La preuve au premier étage de la galerie, avec un moule en cire du buste de l’artiste, entouré d’un bouquet de chardons et d’un fragment de moucharabieh (élément architectural récurrent dans l’univers de Sophie), un moule qui se consume lentement à la bougie… jusqu’au trou noir, une béance apparemment morbide mais dont la véritable lecture serait «pour être soi-même, faire tomber le masque» (voir photo).
Au rez-de-chaussée, Sophie Medawar a conservé la scénographie élaborée par Trixi Weis, avec ajout de cloisons piégeant, dans la salle principale, un couloir à illusion(s). Là, grâce à un séduisant dispositif de miroirs sans tain, grâce aussi à un chapelet de points lumineux et de lanternes d’Ali Baba, le mirage opère: au fond du tunnel, le sultan s’est perdu…
Et puis, il y a une structure emblématique, empruntée au moucharabieh, ce panneau constitué d’un maillage de petits éléments de bois qui, dans l’architecture traditionnelle des pays arabes, permet à la fois de se dérober aux regards et d’observer sans être vue.s. A ce jeu de cache-cache, Sophie superpose une autre notion, celle du confessionnal, cet isoloir clos conçu pour recueillir les confidences… qui n’ont jamais tant d’audace que filtrés par un grillage.
Le confessionnal en question a été fabriqué à l’occasion d’une biennale d’art en Inde, un pays qui a toujours fasciné Sophie, surtout le Kerala, avec sa société matriarcale… et ses messes dites en araméen. D’Inde, ledit confessionnal a pérégriné 9 mois pour débarquer brisé à Luxembourg. Fracturé en deux morceaux. Que l’artiste a recomposés, avant de les enduire de résine: linceul translucide pour une parole désormais vouée à l’éternité.
Sophie Medawar traverse les mers, les cultures, les religions. Avec, dans ses bagages, un récit, voire une mythologie, qui toujours oscille, au propre comme au figuré, entre lumière et obscurité.
Infos: Centre d’art Dominique Lang, Dudelange: Sophie Medawar, Shéhérazade 3.0, peintures, installations, jusqu’au 11 avril 2021.
Les deux expos dudelangeoises sont accessibles du mercredi au dimanche de 15.00 à 19.00h. www.centredart-dudelange.lu / www.galeries-dudelange.lu
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