«Il faut cultiver son jardin», dit Candide. En emboîtant de façon quelque peu détournée ou métaphorique, la leçon de Voltaire, le jardin que le duo d’artistes franco-luxembourgeois Feipel & Bechameil conçoit, fait de la résistance. Tout en couleur, mais surtout automatisé, tout robotisé. Comme un brin de douceur maquillée, germant dans un monde en totale soumission à l’illusion. A l’artificialité devenue un bien de consommation (photo ci-dessous: croquis préparatoire de l’œuvre Garden of Resistance).
Pour rappel, Martine Feipel et Jean Bechameil présentent actuellement Mechanics of Tomorrow’s World – oeuvre «qui fait une allusion claire aux statues de Lénine» – à la galerie Meno Parkas, à Kaunas, ville lituanienne promue capitale européenne de la culture 2022 tout comme Esch.
Et donc, à défaut de se rendre à Kaunas, l’univers de Martine et Jean ouvre son trousseau de clés au Mudam, précisément dans cet espace singulier qui relie le Pavillon de verre et le grand hall, et que l’on appelle «Jardin des sculptures» – du reste, le grand hall est aujourd’hui désert, exit l’avion, un Mig soviétique, y installé par l'artiste britannique Roger Hiorns dans le cadre de l’expo Post-Capital, histoire de bien accueillir Art, pièce phare de Yasmina Reza, dans une mise en scène Frank Hoffmann (TNL), du 17 au 19 mars.
J’en profite pour rappeler aussi que le Mudam est désormais piloté par Bettina Steinbrügge – ex-directrice du Kunstverein de Hambourg – dont la prise de poste sera officielle le 1er avril.
Toujours est-il que le Jardin de résistance de Feipel & Bechameil ouvre la saison du Mudam dans un espace non pas d’exposition mais de circulation, «impliquant l’expérience du visiteur», et qu’il y restera planté toute une année, jusqu’au 9 janvier 2023.
Alors, oui, je vous emmène dans le paysage artificiel mis en scène par Martine et Jean. Mais non sans faire d’abord un petit détour par la jeune galerie Reuter Bausch de la rue Notre-Dame, où peinture et nature bavardent jusqu’au12 février (c’est pourquoi je me hâte à en dire deux mots). Et je bouclerai mon post au Casino Luxembourg qui met en place une saison exigeante, à hauteur de sa mission de forum d’art contemporain, en phase avec le devenir du monde.
Alors, quoi de neuf à la galerie Reuter Bausch? Des couleurs dont on dit qu’elles sont narratives. En tout cas, de la peinture. Selon trois artistes, les Luxembourgeois Arny Schmit et Thierry Harpes (photo ci-dessus, œuvre open premises, 2020 & série Arles, 2021), et le Français Pascal Vilcollet. Un point commun? Le travail en couches.
Dans ses huiles sur carton – «matériau pauvre sinon écolo» –, ironiquement intitulées Maikäfer flieg (Coccinelle vole) comme une comptine, Arny Schmit met en abîme un monde régi par la matérialité, cela qui percole dans la dictature des apparences, cela qui infecte notre rapport au vivant. C’est une série qui parle de l’arbre, de la forêt. Paysage organique, sauvage. A la lisière d’un conte fantastique, hirsute, noyé dans des tons surréels, un vert oxydé ou une sanguine – technique prisée à la Renaissance – , où par grattage/frottage de la matière à l’aide d’un coton-tige, du blanc gicle, qui troue la vision, comme une lumière triomphant de l’apocalypse
Mais la lumière, c’est aussi/parfois l’effet d’un tube néon, élément industriel, lié à l’activité humaine, greffé comme une sculpture à l’image de la nature fantasmée, sinon perdue: un bouturage singulier, à la fois héritier du Bauhaus et critique quant au désastre environnemental. La séduction artistique n’empêche pas la colère de suinter, tout au contraire.
En de grands formats qui témoignent de ses qualités de coloriste, Pascal Vilcollet, artiste parisien (né en 1979) d’abord fondu d’hyperréalisme, s’intéresse au fond, peint à l’huile, une huile appliquée en couches superposées et brossées (eh non, même si c’est à s’y méprendre, ce n’est pas du spray), où il libère/disperse des traits primitifs, comme une écriture automatique, soit: autant de fins signes de nature variée, parfois sexuelle.
Résultat des courses, une œuvre ni figurative, ni abstraite, sans syntaxe ni logique, mais éminemment poétique, tendue par un geste furtif, ce qui situe Vilcollet dans le legs d’un Cy Twombly, artiste américain (1928-2011) expert, dit-on, en «frémissement de l’être».
Avec le Luxembourgeois Thierry Harpes, né en 1991, importance du fond il y a aussi, et de la couche, et de la profondeur – la preuve avec des travaux sur plexi, ou découpés sur bois, réalisés tantôt à Berlin où il vit, tantôt à Luxembourg pendant le confinement. Toutefois, mon coup de cœur se situe ailleurs, du côté de sa série de 10 petits formats commis à Arles.
Tout commence sur un balcon en fer forgé, figuré en quelques coups d’arabesques noires qui se détachent sur les surfaces colorées, agencées dans l’espace. De là, partant de la fenêtre, ouverte/fermée, le champ des possibles se déplie, le dehors se mêle au-dedans, le paysage rêvé, gorgé de bleu, et l’absence, celle du grand-père, incarnée par quelques lignes schématisant un fauteuil roulant, plongé dans la lumière du jaune, du rouge, du bleu encore. Il y a quelque chose de l’ordre de l’inventaire, où cohabitent motifs géométriques simples, lignes graphiques, plans de couleurs, vraie et fausse abstraction. C’est à la fois enraciné et imaginaire. Un mélange de Matisse et de Prévert.
Infos: Reuter Bausch Art Gallery,14 rue Notre-Dame, Luxembourg, du jeudi au samedi de 11.00 à 18.00h. Tél.: 691.902.264, www.reuterbausch.lu
Et hop, on file rejoindre Martine Feipel et Jean Bechameil au Mudam…
… le temps d’interroger sous toutes ses boutures leur Garden of Resistance, cette installation en fonte d’aluminium, sculpturale et de longue durée.
Dans leur pratique, Martine et Jean, artistes décloisonneurs aux nombreux savoir-faire – sculpture, mise en scène, maquette et dessin préliminaires à chacune de leurs œuvres –, assimilent les codes de l’esthétique moderniste, celle-là qui recourt à la géométrie, à la répétition, et qui vise à réconcilier industrialisme – notion de progrès incluse, induite par la robotique – et nature.
C’est une oeuvre engagée, au niveau sociétal, au niveau écologique aussi – paradigmes imbriqués –, avec une joyeuse dose de fronde, de rébellion, de pavé jeté dans la mare de la «théâtralité du monde». En l’occurrence, leur Garden of Resistance télescope deux dimensions, à savoir: l’artificialité – qu’est-ce donc qui est encore authentique, qu’est-ce donc cette séduction inexorable pour la robotisation qui prétend mimer/suppléer un vivant menacé? – et l’habitat naturel. A sauvegarder – à l’exemple des nids en céramique que les deux artistes déclinent depuis 2018 (année du Prix COAL spécial décroché pour leur projet Cité d’Urgences - Apus Apus). Et qui serait une parabole de la sauvegarde de l’habitat humain, de ses ressorts solidaires et participatifs – à l’exemple de leurs fours à pain installés à Nantes en 2020.
Ça sent l’utopie, et c’est bien elle qui engage l’oeuvre de Martine et Jean, sans pour autant bouder la poésie, la délicatesse – dixit la douceur des tons pastels utilisés –, ni le ludique.
Concrètement, dans l’espace du Mudam appelé donc Jardin des sculptures, Martine et Jean ont «tout naturellement» travaillé l’idée de… jardin – un jardin tout intérieur – avec des sculptures de forme «conçues comme un paysage immersif». Dont l’une – pièce inédite, créée spécialement pour le Mudam – a l’allure d’un gros tronc, sur lequel «poussent» des végétaux plutôt exotiques, sinon improbables – en rose bonbon –, un pastiche de «monde naturel remplacé par son artifice en fonte d’alu robotisé», le tout sur un fond sonore «écrit comme une partition» hybridant sons électroniques et bruits d’étourneaux.
En fait, l’hybridation nature-technique, c’est l’agent magique, l’accélérateur «du potentiel fictionnel d’où naissent beaucoup de possibles». Avec, d’une part, «la capacité de résilience d’une nature qui se réinvente» – comme si le vivant pouvait réguler, comme si sa greffe prenait sur l’artificiel – et, d’autre part, une robotisation capable de réanimation, de redonner (une) vie à la nature.
Ainsi Garden of Resistance, qui est une réflexion sur «comment fusionner nos besoins et le respect du vivant», a l’audace du rêve – pour peu, allez savoir pourquoi, y a comme un goût de parc d’attractions. Pas moins inquiétant pour autant, car «ça reste une manipulation de l’homme».
Et ce n’est pas tout. En face du «tronc», deux autres éléments dialoguent, nommés L’immortelle, avec une fleur-arbre tropicale – qu’une sève chimique dégoulinante détruit – et une cucurbitacée – inspirée des recherches de Darwin dans les Galápagos, vestige d’une nature primaire –, soit: deux sculptures spectrales, toujours en fonte d’alu, installées durant l’été 2021 sur la plage d’Anglet (Côte basque), lors de «La Littorale», biennale d’art contemporain à ciel ouvert.
Et donc, L’immortelle est une œuvre ancrée dans un lieu, dans son histoire, avec ses bunkers, et l’œuvre interagit avec ce lieu (photo ci-dessus L’immortelle 2021. Arbre: Courtesy des artistes et Zidoun-Bossuyt Gallery, Luxembourg. Cucurbitacée: Collection privée, Luxembourg © Photo: Martin Argyroglo).
Et ça nous parle de quoi? D’une relation au temps – qu’il s’agisse du temps figé par l’alu pérenne ou du temps géologique, de l’obsolescence ou de l’évolution et de la régénérescence –, en tout cas, «la temporalité étant un enjeu de notre modernité, Martine et Jean revivifient un temps long».
Et ça nous parle aussi des déchets organiques échoués sur les plages, ramenés d’ailleurs par les bateaux. Ainsi perturbés par le trafic de l’homme, tout autant que par les courants, tempêtes et marées, les organismes mutent, une métamorphose que matérialise précisément l’aluminium, ce matériau qui «enlève aux végétaux leur réalité», leur spécificité, au point de devenir des objets étranges. Mais paradoxalement beaux. Enième hybridation. Nouvelle rampe narrative.
Où, c’est leur botte secrète, Martine et Jean n’oublient jamais de réenchanter…
Infos: Mudam, Musée d’art moderne Grand-Duc Jean, 3 Park Dräi Eechelen, Luxembourg-Kirchberg, www.mudam.com
Direction: Casino Luxembourg.
Au programme artistique 2022, «pas d’expositions toutes faites», mais des projets initiant aux univers d’artistes suivis de longue date. En vrac, il sera question de l’inspiration mutuelle de la composition musicale et des arts visuels avec Sound Without Music, une réflexion sur la matérialité du son, ce, parallèlement au travail du Marseillais Adrien Vescovi, qui pense la peinture sous un autre angle, «à une échelle architecturale et naturelle», perméable à l’environnement, intérieur et extérieur.
Et puis, il sera question de The Never Never, une œuvre truffée d’images du Britannique Jeremy Hutchison qui, partant de la Grèce, explore les mythologies contemporaines. Il sera aussi question de poupées en silicone, des «Real Dolls» animées par l’intelligence artificielle, créées par Louisa Clement, qui interroge la représentation ou l’effacement de l’identité (photo ci-dessus).
Enfin, et c’est par là que tout commence – dès le 2 avril –, il y a l’œuvre protéiforme (sculptures, objets, performances, films parfois d’une durée de… 24 heures !) de Fabien Giraud & Raphaël Siboni. Le «Casino» deviendra le lieu d’une fiction – intégrant la vraie vie d’Ulysse et de sa mère Léa – qui descendra par couches dans différentes spéculations, quant «à l’incertitude du futur et aux systèmes de valeurs qui en découlent». Giraud & Siboni travaillent avec le temps et leur The Everted Capital, qui investira tous les espaces du «Casino», est une fresque vertigineuse, foncièrement évolutive qui plus est.
En attendant, on s’informe sur www.casino-luxembourg.lu
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