La sobriété heureuse, la croissance durable, le retour au potager (sans pour autant élever des chèvres dans le Larzac) ou, a contrario, le catastrophisme de l’Anthropocène, tout y passe sur fond nature dans les utopies/dystopies/ uchronies/ apories artistiques. Et cela pendant que le vert nous mange les yeux.
En tout cas, Justine est inconsolable. Justine?
Oui, Justine Blau, la plasticienne luxembourgeoise qui dès juillet partira en résidence de recherche à Montréal, à la Fonderie Darling, pour son projet Voyage en solastalgie. Sachant que ladite solastalgie désigne «la détresse psychologique et la souffrance existentielle liée à la prise de conscience d'une urgence écologique», on comprend aisément le ton du projet, à la fois intime et de dimension planétaire.
En attendant, au plus proche de nous, Justine vient d’organiser (avec 4 complices lecteurs) un partage choral de textes, personnels et glanés, ayant pour sujet la nature et le vivant, ce, au cœur marché ouvert, place du Brill, à Esch-sur-Alzette. Cette performance avait pour but de proposer un moment de pause, formant pour la cause «des petits cercles d'écoute auxquels les passant.es pouvaient se greffer le cours d'un instant». La performance avait pour titre Féral, mot qualifiant une espèce domestique retournée à l’état sauvage.
Une performance en l’occurrence organisée dans le cadre de la résidence de Justine Blau à la Squatfabrik, où tout invite ainsi à croire que germe une graine de résilience et d’alerte, où il ne peut être question que de communion entre la parole et les yeux, et de la façon dont le récit et les arts plastiques façonnement à la fois l’environnement et les interactions entre les gens.
La Squatfabrik, ai-je dit?
Eh oui, la Squatfabrik est ce projet de courtes résidence artistiques de la Kulturfabrik d’Esch devenu un incontournable. Et pour l’heure, depuis le 2 mai et jusqu’au 28 mai, on y retrouve donc Justine Blau, en duo avec John Herman (D). Lui tire dans l’espace des fils de nylon, tissage siamois de la piégeuse toile des réseaux sociaux; elle fait pousser des confettis dans un jardin aux allures de friche.
Alors, rendez-vous dans ce jardin aussi hostile qu’une croûte lunaire… mais que le geste artistique et la poésie sauvent d’une chronique de mort annoncée.
Rendez-vous le temps d’une conversation. Justine se raconte (ci-dessous). Du moins, juste ce qu’il faut pour rendre irrépressible votre envie de découvrir une constellation artistique lors de la Get-Out, cet événement de clôture de résidence qui convie le public, précisément organisé ce jeudi 25 mai: Justine y présente son installation Depression Garden à partir de 18.00h, et John une performance (d’une heure, déconseillée aux moins de 18 ans!) intitulée Slaughterhouse (par analogie au passé du lieu, un ancien abattoir) de 20.00h à 21.00h.
Justine voyage, d’abord par ses lectures, elle lit donc beaucoup et nomme tout autant. Dans Vida inerte – une exposition exploration-enquête de 2020 menée aux Galápagos – on a ainsi fait connaissance du «Sicyos villos», plante collectée par Charles Darwin mais qui a depuis disparu, victime, comme moult autres espèces, de ces manipulations scientifiques censées résoudre le mystère de la vie, dont l’immortalité mais qui, au final, participent à la disparition de la biodiversité.
Ailleurs, on a découvert «Phusis», qui est à la fois cette herbe magique qui protégea Ulysse des sorts de Circé, et ce concept philosophique, originel de la pensée grecque, qui élargit le sens du mot «nature» à tout ce qui est ou se produit (les événements ou processus), dimensions du changement et du mouvement incluses.
Au final, Justine crée une œuvre pétrie de contradictions pour mieux les déjouer, explorant différents langages (photos, sculptures, objets..), convoquant la transformation, l’artificialisation, l’imitation et la manipulation, magie de la prestidigitation y comprise, l’éphémère et l’immortel, le végétal ou le minéral – à commencer par les cristaux – et … la bulle de savon, celle-là, stable quelques instants, qui flotte dans l'atmosphère pour exploser tout aussi vite. Elle brouille et mêle la terre et l’air, le compact et le fragile, le solide et l'évanescent, le grave et une certaine légèreté, le microcosme et le macrocosme. L’enjeu de la complexe et foisonnante création de Justine, aussi singulière que sublime, c’est l’apparition-disparition, servi par une absolue poésie, par une dose d’humour aussi.
Et donc, dans la Squatfabrik, qu’est ce qui se donne à voir? Un fragment de paysage mis en vitrine, ou, plutôt un jardin fantôme, qui n’a de nom que son ombre, désolé/désolant, ruiné par une catastrophe, miroir du collapse climatique et/ou de l’incurie humaine.
Dans ce périmètre terreux, des petits dépôts rocheux, des cristaux – en référence, selon Justine, à la relation particulière des citoyens américains à une nature décorative pendant cette Grande Dépression qui a vu un Roosevelt affirmer que les artistes faisaient partie non du problème mais de la solution. Donc, des cristaux, des petites laves ou, plutôt, des scories, celles-là qui disent la nouvelle physionomie/réalité d’un paysage martyrisé par un passé métallurgique.
Autour, une pollution ambiguë, une fausse décoration, soit: des confettis, certains colorés – ceux d’une fête, souvenir joyeux désormais éteint comme un déchet –-, d’autres noirs comme du papier de charbon. Dessus, une matière indéfinissable, entre coulée et flocon, entre mousse et traînée organique, résultat d’un processus composé d’ammoniaque, d’eau et sel, une émulsion chimique injectée de bleu de Prusse, surgissant/dégoulinant/proliférant comme un ersatz d’organisme autonome, mais… un mort-vivant (visuel ci-dessus @Justine Blau).
Preuve que la science a failli, que l’art supplée, sauf que la magie est celle d’un clown triste. En tout cas, le temps incube, il manœuvre…
C’est l’heure de la conversation… et du questionnaire de Proust.
Justine est née (à Pétange, en 1977) sous le signe du Scorpion. Elle a étudié Arts déco à Strasbourg puis au Wimbledon College of Art (Londres): «j’y allais pour la sculpture et… j’ai fait de la photo; en fait, mon univers en atteste, je suis dans l’installation, le performatif».
Justine prétend n’avoir pas de mémoire, mais qu’elle est nourrie de mémoire, «je suis une éponge», dit-elle, reste à savoir qui elle serait devenue si: «Si je n’avais pas pris des chemins de traverse – en fait, je ne voulais pas être une artiste mais un être créatif, toujours entre une résistance et une séduction – et si je n’avais pas tant douté». Et d’ajouter, «je suis le fruit de ma mère, qui est une idéaliste, une romanesque, j’allais ramasser des coquillages avec elle, on lisait ensemble».
Pour autant, le coquillage ne fait apparemment pas partie de l’horizon de Justine. «Mon paysage préféré, c’est la montagne, les volcans ou l’Atlantique, en tout cas, les grands espaces, donc le sublime !».
On imagine donc Justine, la philosophe nature, habiter le vert? Déjà, ce n’est pas sa couleur fétiche – au contraire du jaune, «tout dépend du moins de comment il vibre», mais surtout pas le blanc. Sinon, «j’aime les espaces mais je suis trop citadine, à vrai dire, je suis très schizophrène, je n’ai par exemple pas de jardin».
Schizophrénie? Non pas, mais fêlure, assurément. Justine, c’est… «une nature triste». «Pas cohérente. Toujours dans le doute». Qui aimerait «connaître ses limites, rompre avec le beau, le domptable».
Elle se met une injuste et infondée pression, Justine, dont la voix douce incarne l’empathie et… une obsession de la mort. «J’ai pris très tôt conscience de la mort. La mortalité, ça m’obsède depuis toute petite».
Et cette «lutte contre la finitude» est précisément cela qui infuse toute sa quête artistique. C’est encore le cas à la Squatfabrik, on y vient.
Pour le coup, la «quête», c’est le mot que Justine associe à «voyage». Et d’embrayer avec son imminent départ en résidence à la Fondation Darling à Montréal (quatre mois durant, dont un en Gaspésie). «Je me réjouis d’y avoir un accompagnement et d’être confrontée à la scène artistique québécoise. De, sur place, aller à la rencontre des paysans, des communautés et de discuter de la disparition… de la nature, des espèces, du vivant. Je vais parler de la solastalgie, réfléchir à la place de la parole dans le fait de lier, de faire communauté; je vais aller dans le récit».
Et quid alors de la Squatfabrik eschoise, du quoi et du pourquoi? «C’est un moment autre, ça m’extrait de chez moi, et c’est une résidence de recherche, donc, sans attente, sans obligation de résultat, et puis, l’idée du binôme est géniale, en l’occurrence, John Herman est en confiance et, paradoxalement, c’est… déstabilisant».
Recherche, confirme Justine, sur les cristaux, les scories (visuel ci-dessus) et sur comment préserver une bulle de savon dans un aquarium. Du jardin à la bulle, «il y a toujours un point de départ scientifique, c’est ce qui me permet de raconter une histoire, mais ce qui me botte, c’est l’anthropologie».
Du jardin à la bulle, «il y a ce qui vient du temps géologique, préhistorique, c’est la pierre, c’est la terre, c’est ce qui reste», visible, et il y a ce qui pète, c’est la bulle, or la bulle, c’est le souffle: ce qui est caché mais nous constitue, à l’exemple des atomes, ça rejoint une idée d’éternité». L’inaccessible quête de Justine…
Et après tout, en d’apocalypse, sachant que Justine ne pourrait emporter qu’une seule chose (vers un improbable ailleurs), ce serait quoi? «Je garderais quelques photos de famille, et de lieux». L’image comme madeleine de Proust…
Dans une galaxie voisine, je tiens à vous parler (brièvement) de Bento… «qui fait pousser les murs comme des champignons». Bento, c’est un atelier belge où cogitent Corentin Dalon, Florian Mahieu et Charles Palliez, trois architectes qui, actuellement, dans le Pavillon belge de la Biennale de Venise, proposent In Vivo, une structure composée de 620 panneaux de mycélium endormi. «Plutôt que de foncer tête baissée dans le catastrophisme de l’antrophocène, les artistes font ainsi le pari positif d’un mycélocène !» Ou le mycélium des pleurotes comme exercice d’architecture vivante, comme matériau (non pas matière) de construction durable.
Or, il se fait que de Bento, je vous en ai déjà parlé, en 2021, lors de l’exposition 52 Hertz accueillie par/au Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (CACLB), sur le site de Montauban-Buzenol. C’est dire si ce Centre où création artistique et nature bouturent est une pépinière visionnaire.
Notez en passant que le CACLB organise une nouvelle édition du Prix du Luxembourg (photo œuvre lauréate 2021 ci-dessus). Ce concours triennal d’arts plastiques s’adresse aux artistes de la province du Luxembourg âgés de moins de 35 ans oeuvrant dans les domaines du dessin, peinture, gravure, photographie, vidéo, sculpture, sérigraphie, céramique, performance, architecture, stylisme, installation ou encore les arts sonores et numériques.
Les artistes sélectionnés participeront à une exposition collective qui sera présentée sur le site de Montauban-Buzenol au printemps 2024. Les dossiers sont à envoyer pour le 1er novembre 2023 au plus tard à l’adresse suivante: par voie postale, CACLB - Rue du Moulin, 35 - B-6740 Etalle et/ ou par voie électronique: bureau@caclb.be Plus d’infos: www.caclb.be, bureau@caclb.be ou tél.: +32. 63.22.99.85.
Sinon, à Luxembourg, avec les beaux jours, c’est le retour de «RDV aux jardins», un événement créatif et potager monté en graines par l’association culturelle Canopée Produktion, ce, au Pfaffenthal le samedi 3 juin.
Au programme: vernissage (à 10.00h) d’une fresque fantastique et collective, sous la houlette du peintre Victor Tricar, inspiré par la faune et la flore du jardin de Canopée, un atelier-découverte des insectes pollinisateurs du quartier, mené en fin de matinée par l’équipe BeeLibre du Natur Musée – avec en perspective un bouquet aux herbes aromatiques du potager comme trophée gagnant du concours photographique – , concert à 14.00h par les musiciens associés à Kinima & jam session ouverte – une panoplie d’instruments sera mis à disposition aux amateurs afin d’enrichir la dynamique placée sous la devise «Flower Power» –, visites du potager, buffet et bourse aux plantes.
Accès libre. Tout public. Infos: canopee-asbl.com
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