Petite, Isabelle Bonillo rêvait devenir danseuse. Toutefois, c’est dans la théâtrale marmite familiale qu’elle est née, qu’elle a grandi et qu’elle a fourbi ses armes créatrices. Toujours singulières, toujours applaudies. On la rencontre du 18 au 20 septembre au TOL dans une création perso, L’Ouvrir – une radiographie (autobiographique) des déboires et espoirs tragi comiques d’une intermittente du spectacle mère célibataire sans pension alimentaire – , ainsi qu’en octobre au Kinneksbond, Centre culturel Mamer, dans Truckstop, une production du Centaure. Portrait nomade… et gaucho.
Comédienne rompue au format théâtral participatif, à l’exercice de la réactivité, de la spontanéité et de l’écoute, Isabelle Bonillo, aussi fondue d’écriture de plateau – elle met en scène ses propres textes, et bien d’autres (ça va de Shakespeare ou Molière à Saint-Exupéry en passant notamment par Olivier Py) –, Isabelle, donc, observe beaucoup… afin de ne pas parler pour ne rien dire.
Et elle a la bougeotte, Isabelle, c’est inscrit dans ses gènes, surtout, c’est son élégante façon de toujours se distancier des rumeurs et autres commérages… assez typiques du pré carré théâtreux.
C’est qu’elle est fidèle en amitié, Isabelle, et que rien non plus ne la déroutera de son artistique engagement.
D’abord, la route, c’est son terrain de jeu. C’est elle, Im 60 de volonté concentrée, qui pilote «le camion», ce fabuleux van (ou camping-car) transformable en chapiteau qu’elle a conçu et avec lequel elle tourne, par monts et par vaux, festival d’Avignon inclus, depuis 2005 – tout comme elle pilote la Compagnie T-âtre IBonillo, qu’elle a fondée en 1996, spécialisée, faut-il le préciser, dans le théâtre itinérant, contemporain (sans bouder la relecture des classiques) et interactif.
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est déterminée, Isabelle, la bonne vivante – toujours prête à s’attabler, autour d’apéros sucrés, de kirs de préférence, et de plats préparés par ses hôtes («je suis une gourmette», improbable féminisation du mot «gourmet», «mais je préfère lire un bouquin plutôt que de cuisiner») –, déterminée «à aller au-devant d’un public qui ne se rendrait pas forcément dans les salles», mais sachant, avec un égal bonheur, adapter ses spectacles mobiles pour la salle. Déterminée à poursuivre ses rêves, où percole l’idée militante du théâtre, celle de toucher et conscientiser le plus large public en «traitant de problématiques de notre temps».
La scène selon Isabelle, c’est toujours un chantier jubilatoire (photo: Gilbert Maire), où frétille une esthétique de la récup’, une économie de moyens, tous familiers, d’une banalité confondante mais ingénieusement hissés au rang d‘accessoires interchangeables, dont la femme-orchestre Bonillo se sert en interprétant elle-même tous les rôles, comme dans La Tempête, par exemple, cette pièce de Shakespeare qu’elle revisite en 1h10 chrono, avec l’énergie et l’inventivité d’une performeuse, tout en veillant sans cesse à interagir avec le spectateur.
En tout cas, cette conception d’une scène décentralisée, d’un art vivant qui mouille sa chemise – ça passe aussi par le théâtre documentaire, c’est d’ailleurs dans cette veine qu’Isabelle proposera Enfances de classe en juin 2021, pour le théâtre d’Esch, une adaptation de l’étude sociologique de Bernard Lahire mettant en lumière, par des témoignages concrets, combien les origines sociales, l’éducation, les loisirs et les langues échancrent les inégalités entre les enfants partageant pourtant le même endroit au même moment – , cette conception, dis-je, Isabelle la doit à son père, fondateur du Théâtre Populaire de Marseille.
Elle doit d’ailleurs à ses racines son instinct nomade et son goût des autres. Le cœur d’Isabelle bat clairement à gauche – du reste, le rouge est la couleur qu’elle préfère, tout comme, plus curieusement, le brun, «aussi tactile que le cuir, aussi passe-partout que le noir mais en moins fort».
Ses racines, Isabelle en parle à bâtons rompus. De quoi inspirer une saga. La guerre est omniprésente, l’exil aussi. Avec, dans la famille, des commerçants andalous qui, en faillite, sont partis construire des rails de l’autre côté de Gibraltar. Avec un grand-père déporté, un père né en Algérie, mais de nationalité française, qui a fait la guerre d’Algérie. Des parents têtus, tous deux mariés au théâtre, donc en incessants déplacements et qui ont divorcé alors qu’elle avait 3 ans.
En long et en large, Isabelle a zigzagué entre Strasbourg – où elle est née en 1963, «par accident, bonjour la méthode des températures» –, Londres – douée en danse classique, elle est inscrite à la Royal Academy of Dancing, cursus avorté par des fugues – , Amiens – où elle fait un Bac musique et où son père crée sa compagnie, devenue institutionnelle: le théâtre des habitants d’Amiens –, Paris – pour rejoindre son amoureux, le temps aussi d’une licence en philosophie à la Sorbonne et de comprendre que ce dont elle a envie, c’est de faire du théâtre – et enfin, Marseille, où son père est descendu, où il fonde le Théâtre Populaire (TPM), là où elle passe une audition et où elle est finalement formée tout en étant intégrée dans des mises en scène: «déjà, je voulais faire des choses personnelles, j’avais des choses à dire sur le monde».
Quant à Lausanne, elle y débarque par amour. Et elle y reste – c’est désormais son camp de base, ça lui vient de sa mère, l’électron franco-suisse de la saga. Les contrats ne se font pas attendre, en Suisse comme en France, à Valréas, à Strasbourg, en Normandie. A Luxembourg aussi: grâce à Louis Bonnet, elle débarque au Théâtre des Capucins, où, pour son premier rôle, elle personnifie «la» Rosine du Barbier de Séville.
En toile de fond, la débrouille, la soif d’autonomie et cet appétit de liberté qu’incarne au mieux son camion-théâtre, son double ambulant.
En même temps, Isabelle est capable d’une sorte de procrastination. Ainsi, le mot «vacances» ne signifie ni ne désigne une destination, non, c’est une forme de protection. «Comme je suis quelqu’un qui a appris à remplir, j’apprécie le rien, je me laisse du temps pour ne rien faire». Sa défiance quant aux mentors, spirituels ou autres – «je ne suis pas un mouton, pas du genre à suivre des stars idéologiques» –, n’empêche pas Isabelle de citer allègrement l’Eloge du rien de Christian Bobin, Le Dépeupleur de Beckett – qui, dans un microcosme clos, entasse des êtres captifs – ainsi que Charlotte Delbo, cette femmes de lettres française engagée dans la Résistance intérieure française qui a vécu la déportation.
Tout autant que la guerre, le féminisme façonne Isabelle, celui hérité de sa maman qui «l’a élevée en l’écartant des fourneaux», «celui des années 80, où il fallait faire le mec pour se faire respecter. Mais faire le mec, c’est ma façon de me défendre par rapport à ma fragilité, c’est une façade».
La mère? Pour Isabelle, c’est bien plus qu’une figure, c’est un lien fusionnel, dont elle a été l’otage et qu’elle reproduit, surprotégeant sa fille Elise. Ce qui fait écho en creux à la pièce actuellement en répétition, Truckstop, qui se trame dans un relais routier – «un texte bien récrit, c’est du récit, ce n’est pas réaliste» – de l’auteure néerlandaise Lot Vekemans, un polar social, une tragédie à rebours mise en scène par Daliah Kentges, où Isabelle incarne la mère désillusionnée de Katalijne, 18 ans, qui souffre de troubles de l’attention et qui tombe amoureuse du camionneur Remco, un looser magnifique. Une nuit décidera du sort des trois personnages touchants. «Dans la façon où la mère défend ses intérêts, il y a quelque chose de l’ordre du «Pelican» de Strindberg dans cette pièce».
La fragilité? Isabelle, intègre jusqu’au bout des ongles – «je suis entière en me donnant les moyens de le rester» –, indépendante – «peut-être trop, faire ce qui me passionne me demande en tout cas trop de compromis» –, se résume en deux points cardinaux: «je suis à 50% Sud et utopiste et à 50% Suisse et protestante, ce, en un sens social, pas religieux, ce qui signifie «bien se tenir, arriver à l’heure, aimer l’épure non le faste et garder ses distances avec les gens»».
Toujours est-il qu’Isabelle aime la chaleur et la lumière. Pour autant, son paysage préféré, c’est Lausanne, donc, une ville, certes – «la campagne m’isolerait trop» –, mais dans un quartier niché entre deux bois; une ville à laquelle elle s’identifie, «entre les vignes, l’eau et le blanc des montagnes, le seul bémol, c’est le manque de chaleur». En fait, son lieu rêvé, s’avouant «nulle au niveau domestique» et pourvu qu’il fasse chaud, serait une cabane au bord de l’eau.
Mais pour l’heure, partant du vide sidéral imposé par le Covid-19, comment Isabelle, l’agitée perpétuelle née Balance ascendant Lion, celle «qui doute énormément, qui doit se prouver quelle existe», comment a-t-elle vécu le confinement? «Ça a été abrupt, c’est tombé alors que j’étais à deux semaines de la «première» de «L’Ouvrir»; dès le 16 mars, le père de mon musicien était hospitalisé, atteint du Covid. On a continué à répéter par Messenger. Perso, vivant seule, je me suis organisée, avec les copains du quartier, en faisant un apéro, chaque jour, à 17.00h, dehors, via nos jardins contigus».
Six mois plus tard, pour saluer la réouverture d’après Covid du TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg), avec masque obligatoire, voici donc L’Ouvrir, spectacle couvé dès 2017, vrillé à l’envie de «refaire une production seule, avec la prise de risques que ça suppose». A ce moment-là, «je croulais sous les problèmes, témoignant tous d’un resserrement de la société, d’une totale absence de solidarité; je ne suis pas dupe, c’est le monde qui est fou, pas moi, et j’en parle sans me clasher avec personne. Alors, l’ouvrir, moi, en espérant que d’autres l’ouvrent. C’est une écriture de plateau, évolutive – j’y ai intégré le Covid quand il est arrivé, y voyant un signe qui dit que l’on doit fonctionner autrement –, en rien misérabiliste ni pleurnicharde, on rigole et les gens s’y retrouvent». En gros, «je joue sur «j’ouvre et ferme»… la gueule et la porte par allusion au confinement», tout en impro, accompagnée d’un musicien, partenaire à part entière, «qui a écrit la musique en fonction de ce que je dis».
Dans la besace de ses projets, Isabelle prépare «Les petits classiques» pour la jeunesse, un spectacle trilogique, et dystopique, «dans l’esprit de «Fahrenheit 451»», qui combine Poil de Carotte (de Jules Renard), Oncle Vania (de Tchekhov) et La Cantatrice chauve (de Ionesco), trois morceaux d’anthologie joués en alternance et texte en main, «l’important étant de donner la fable». La création est attendue pour avril 2021, à Lausanne – gageons que Luxembourg ne résistera pas à cette aventure irrésistible…
Infos:
«L’Ouvrir», au Théâtre Ouvert Luxembourg (TOL), route de Thionville (Luxembourg), les 18 et 19 septembre à 20.00h, ainsi que le 20/09 à 17.30h. Réserv. tél.: 49.31.66 ou www.tol.lu
«Truckstop», au Kinneksbond, Centre culturel Mamer (42 route d’Arlon), du 7 au 15 octobre. Réserv.: info@kinneksbond.lu, tél.: 26.39.51.00.
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