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Marie-Anne Lorgé

L'effet radeau

Voir «la colère de dieu» s’abattre sur un radeau, observer des petits poissons embrasser une langue, c’est possible au Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (CACLB): ce lieu d’alliances magiques entre la nature et l’art célèbre l’automne avec Transferts, une constellation d’oeuvres et d’installations qui parle d’eau, de terre, de pierre et de papier. En compagnie de Claude Cattelain, Hughes Dubuisson et Yonghi Yim, trois artisans d’un phénomène sensible, la mue.


Du CACLB, je vous en parle régulièrement. Déjà, c’est un site magnifique, qui affole les marcheurs et les archéologues. Et c’est le lieu, depuis 2007, d’un singulier dialogue entre l’homme et la nature particulièrement favorable à la création artistique. Voilà, blotti dans le vert du hameau de Buzenol (commune d’Etalle, au sud du Luxembourg belge), le CACLB, qui n’a ni enseigne ni murs, se découvre par le désir. Et ça vaut le détour, parce que chaque rendez-vous est l’occasion d’apprivoiser un univers inédit, fait, certes, de matériaux, techniques et savoir-faire divers, mais où ce qui importe est ce qui advient, ce qui se raconte, cela qui agite nos sens et nos émotions de façon unique.


Pas de murs? En fait, ce n’est pas tout à fait vrai. A Buzenol, ou Buzenol-Montauban plus exactement, site gallo-romain, vestiges il y a d’une activité industrielle dont témoigne un petit bâtiment blanc, daté de 1839, que l’on nomme «Bureau des forges»: c’est là, à l’étage mansardé, que Hughes Dubuisson (né en 1971 à Bruxelles) évente les secrets du moule à bon ceux en plâtre et les épiphanies (ou illusions) dont cet artisanal mode de fabrication/reproduction est prodigue. Partant d’un bloc de pierre trouvé dans une carrière, qu’il reproduit fidèlement par moulage – sans rien dissimuler du processus –, l’artiste fait ainsi naître une forme identique à celle d’origine mais qui, tout en pesant son poids, n’est donc plus une pierre, en tout cas, dont le statut s’est modifié, passant du simple objet lithique à la sculpture.


De pierre en pierre, ou de matrice en tirage, par duplication/ déclinaison de modèles différents, Dubuisson compose au final une sorte de gypsothèque illusionniste: c’est immaculé, faussement simple, terriblement beau. Et puis, chaque forme, disposée de manière aléatoire sur le sol, évoque une autre réalité, un ailleurs de l’ordre du coffre, voire du sarcophage: un potentiel narratif, sinon symbolique, redevable d’une connaissance intime de la matière, «de ce qui vient et se tient sous terre».


De pierre, il en est aussi question avec Yonghi Yim, et plus précisément de celle-là – outil et support à la fois – qui est à l’œuvre dans le procédé d’impression en lithographie. Et les œuvres sur papier de Yonghi Yim – exposées au premier étage de l’Espace Greisch (eh oui, à défaut de bâti muséal, le CACLB s’est doté, en 2014, d’une structure d’exposition par assemblage de containers maritimes) – sont autant de géographies imaginaires, de paysages évanescents nés d’une sorte de rituel – positionnement chaque différent de la pierre litho, encrages et passages du rouleau différemment encré – qui accouche de traces et reliefs aux nuances aussi changeantes qu’improbables, le tout agencé aux cimaises comme des familles intuitives. Délicat est le fruit de ce travail qui est clairement un acte poétique, en ce qu’il parle du temps et du pouvoir de la peinture à rendre sensible l’invisible.


Avec Claude Cattelain, artiste inclassable, on reste dans l’Espace Greisch, puis on en sort, jusqu’à et sur l’étang, et on passe de l’installation, land art et vidéo, à la performance. Et tout participe à sanctifier l’eau et la terre, leur passage d’un état à un autre, sous la butée de la poésie et d’interrogations aussi existentielles qu’écologiques. Il y a du Noé dans l’air, de l’Aguirre aussi.


Cattelain, qui travaille entre Bruxelles et Valenciennes, c’est d’abord un corps en action. Un corps plongé dans l’étang du site pour y installer un radeau de bois, où, un jour d’orage, déposer un casque argenté, ersatz de celui d’Aguirre, ce conquistador baptisé par les éclairs, héros mégalomane incarné par Klaus Kinski dans film de Herzog, qui, à la recherche de l’Eldorado, a décidé de descendre le fleuve (au Pérou). Sauf que le radeau de Cattelain matérialise un autre mouvement, celui d’un cycle sans fin, du retour de l’eau à la terre et de la terre à l’eau. Explications.


Tout commence par un jeu. Un défi lancé à sa fille. Pastichant l’expression «boire la mer et ses poissons», l’artiste ouvre/creuse ses mains comme une bouche pour y faire nager des alevins. La performance a réellement eu lieu. Le montage vidéo (de 3 min.) projeté au rez-de-chaussée de l’Espace Gresch en atteste. On y voit la cavité buccale remplie d’eau comme une petite mare, où de jeunes poissons presque transparents s’agitent en boucle, se cognant aux lèvres. Vision aussi incongrue que terrifiante, car y barbote une métaphore gigogne où pataugent de concert le confinement (la mise en bocal), l’appétit de l’élevage commercial, l’extinction du vivant et l’anémie des mers.


L’eau, on la retrouve au deuxième étage de l’Espace Greisch, mais par défaut. Celle-là qui, se retirant, fait place à un désert brûlant. C’est que sur le sol du container, l’artiste a répandu l’argile vaseuse remontée de l’étang pour, une fois asséchée, la brûler au chalumeau. Comme une céramique. Comme une terre d’une autre nature, une terre de feu installée comme un paysage dans le rectangle d’une architecture, un paysage cuit, craquelé et dur comme une pierre, ouvert au paysage vivant derrière la fenêtre. Un paysage qui sera ensuite fragmenté pour être transporté sur le radeau, comme un retour aux origines, comme une fuite aussi.


Et donc, regarder le paysage flotter, le regarder s’imbiber pour enfin lentement sombrer vers le fond retrouvé de l’étang. La boucle est bouclée, et les métamorphoses – destructions et renaissances de forme, de nature, de structure et de sens, mutation des éléments en matières et des lumières en ténèbres, et vice versa – peuvent recommencer. C’est tout le destin du fragile.

Photo: Claude Cattelain, sol recouvert d’argile brûlée au chalumeau, installation in situ, septembre 2020.


Infos:

Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (CACLB), site de Montauban-Buzenol: Transferts, avec Claude Cattelain, Hughes Dubuisson et Yonghi Yim, sculptures, lithographies, performances, installations, jusqu’au 25 octobre (entrée libre mercredi, samedi et dimanche de 14.00 à 18.00h) – www.caclb.be

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