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Marie-Anne Lorgé

La beauté du diable

L’expo est diabolique – ça se passe au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain. Le sujet qu’il crucifie, d’une infernale actualité, empoisonneur aussi de l’humanité depuis la nuit des temps, c’est le Diable… dans toutes ses acceptions, figures ou incarnations (mythologiques, symboliques, psychanalytiques, religieuses, occultes ou ésotériques), dont Satan, Lucifer, l’ange déchu, le démon, le Malin. Surtout: le mal, philosophique et ordinaire, celui-là qui s’habille en costume gris pour mieux passer inaperçu, frapper en embuscade.


Tentateur, séducteur et manipulateur, il ne cesse de hanter les artistes – 20 sont convoqués dans la sélection due au commissaire Benjamin Bianciotto, dont Jan Fabre et Andres Serrano. Sujet pléthorique, expo de même acabit, encagée dans un impressionnant labyrinthe de bois, une scénographie censée être ludique où déambuler (interpréter) librement mais où se perdre aussi.



Pas de cartel, pas de nom identifiant l’oeuvre ou l’artiste exposé. C’est délibéré. La perte de repères est de mise, en adéquation avec le dédale des lectures possibles. Qui ont toutes le diable au corps tant elles percolent au travers des mythes, de la littérature, de la musique, du cinéma – avec Dante et Faust en tête de peloton –, tant elles fécondent les médiums et supports divers –vidéo, sculpture, peinture, installation, dessin, photographie –, tant elles sont universelles, intemporelles, minant nos pôles politiques, économiques et moraux, errant comme des âmes dans nos expressions, dont celle, «le diable se cache dans les détails» – redevable à Nietzsche –, qui prend un malin plaisir à faire capoter les projets, comme un grain de sable dans les rouages.


Reprenons par le début.


L’expo concrétise les années de recherches théoriques qui ont nourri la thèse de Benjamin Bianciotto, docteur en histoire de l’art (Paris1 Panthéon-Sorbonne), sur Figures de Satan: l’art contemporain face à se démons, de 1969 à nos jours. C’est dire si le commissaire de l’expo maîtrise son sujet. En oubliant peut-être d’être… lisible.


En gros, le propos est de savoir à quoi ressemble le Diable aujourd’hui et de voir, par les artistes, ce qu’il en est de la mutation de cette figure, de sa métamorphose aussi souterraine qu’extérieure, et comment elle est renouvelée.


Dès lors, en raccourci, tout au long du parcours, on dépasse le costume, la représentation archétypale rouge et cornue du Diable, à distinguer d’ailleurs de Lucifer, le «porteur de lumière», qui est, lui, une métaphore de l’artiste. Et partant de ces deux facettes du Diable – le féroce Satan et le libérateur Lucifer –, on slalome entre les «instruments» du double – dont le masque, le maquillage, le miroir, l’apparence, l’illusion –, sachant que l’axe central du tout, c’est l’anonymat. Eh oui, omniprésent, le Diable est invisible, partout identifié mais jamais identique, c’est dire son talent de dissimulation: «La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas!» (Charles Baudelaire).


Du reste, c’est un livre qui est à l’origine de l’expo; son titre s’inspire précisément d’une nouvelle d’Aldebert von Chamisso «où un homme gris veut acheter son ombre, sauf qu’en la vendant, il perd son humanité, ce qui signifie: rejet de l’autre et de la différence. Cet homme gris, c’est donc le Diable mais banal, anonyme, d’autant plus dangereux qu’on ne le reconnaît plus».

Et «l’incarnation définitive de cet homme gris qui porte le costume de monsieur Tout-le-monde tout en portant en lui le maléfisme», c’est une photo en noir et blanc de Jan Fabre, un autoportrait jeune, en pied, désinvolte, coiffé d’un chapeau melon d’où émergent deux petites cornes bien rouges. Cette photo de grand format est accrochée dans l’escalier (entre le rez-de-chaussée et le premier étage tout dévolu aux queues fourchues tapies dans cette couleur de la duplicité qu’est le gris), elle «ouvre» l’expo autant qu’elle la clôt.


C’est parti. Faut s’accrocher. Des œuvres graphiques sont nichées – quasi dissimulées! – dans la structure de bois, faut se pencher. Raccord en cela avec la jouissance du Diable à «ébranler l’édifice de nos habitudes». On persévère. En vrac, il y a des calculs, ceux-là qui déterminent la probabilité de l’apocalypse, sachant que «la mathématique a toujours eu un rôle de basculement», selon John Urho Kemp; il y a le pacte faustien du Suisse Christoph Büchel, établissant un contrat de vente d’une âme pour 15.000 dollars. Aussi, il y a les dessins anatomiques de Jan Fabre, des coupes focalisées sur le sacrum, cette «dernière vertèbre de la colonne vertébrale étant cela qui nous rapproche de notre animalité».


Et puis, il y a les masques revisités de Tony Oursler, le masque étant souvent la courroie visuelle/formelle de la diabolisation, et il y a la litho de David Tibet, qui emprunte à L’Enfer imaginé par Dante Alighieri mais, en l’occurrence, peuplé par les actuels faux prophètes qui détournent la religion.


Toujours en vrac, on repère le collage de Darja Bajagic, qui, portraiturant le tueur d’un prêtre pédophile, renvoie à la banalité du mal, tout en posant la question de savoir si le tueur est criminel? On télescope le tableau d’Elodie Lesourd, infusé par les codes du death metal et qui, encadré dans une étoile à cinq branches montée sur la pointe, traite du renversement des valeurs.


Et on ajoute une série de sarcophages verre: c’est une sculpturale installation de mortes-vivantes sorties tout droit d’Amityville, selon la vision de Gisèle Vienne, pétrie d’anthropomorphisme. Sinon, il y a les monumentales peintures de la Néerlandaise Iris Van Dongen, mettant en lumière que «souvent le diable s’incarne dans un animal, un chien ou un cheval noir – en notant que le bouc fut la première représentation du Diable dans l’Ancien Testament – et que l’ombre qui menace la composition peut être lue comme une apparition de Méphisto… à moins que ce soit une vue de l’esprit?»

De quoi se dire, chemin faisant, que le Diable n’est pas une femme? Au pire, admettons qu’en sa qualité de tentatrice, la femme… fait naître le Diable! Dans la foulée, on épinglera Bianca Bondi, avec ses boîtes en plexi semblables à des cabinets de curiosités miniatures où se mélangent branches ou oiseaux morts et rebuts, histoire «d’éclairer la décrépitude écologique du monde» ou «la capacité de l’homme à se détruire et à détruire son environnement».


On croise aussi le flamboyant suaire de Serrano, et la vidéo aussi ironique qu’absurde de Ragnar Kjartansson, qui, guitare à la main, le corps nu enterré jusqu’à la taille, s’épuise à chanter, «perdu dans le bruit du monde», que Satan est réel. Vidéo encore, avec Gast Bouchet – le Luxembourgeois de cette très internationale sélection – qui traduit le mouvement qui fait chanceler nos fondations.


Enfin, en six bustes, Christine Borland immortalise les traits du médecin nazi Josef Mengele, surnommé «l’Ange de la Mort»: les traits sont mouvants, chaque fois différents, comme les variations troubles et troublantes de l’infamie qui «réclame nécessairement le poids de l’histoire et du jugement».


Et après ça, quid du paradis?


Photo: Jérôme Zonder, Pierre-François #6, 2020. Fusain et mine de plomb sur papier, 90 x 60 cm. Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/ Bruxelles (© Mike Mike Zenari)


Infos:

Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain (41 rue Notre-Dame, Luxembourg): L’homme gris, jusqu’au 31 janvier 2021 – www.casino-Luxembourg.lu

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