Ce qui fait le buzz sur la planète artistique de Luxembourg, c’est le phénomène William Kentridge (né en 1955 à Johannesbourg), l’un des artistes les plus influents de notre époque, dont les sublimes dessins d’encre ou de charbon (animés ou non) et les sculptures-rébus débarquent au Mudam en une expo monographique à ne rater sous aucun prétexte (dès ce 13 février – je vais bien sûr y revenir).
Mais pour une plongée singulière dans les coulisses du cinéma luxembourgeois depuis les années 1980, là au cœur de cette mécanique du mirage qu’est le décor, donc, pour notamment (re)voir Venise (-sur-Alzette) ou la réplique du bureau d’Hannah Arendt (avec vue sur New York à travers les rideaux), c’est la porte du Cercle Cité qu’il vous faut allègrement pousser (jusqu’au 11 avril). Et c’est ce que je vous propose.
Arès Jean-Loup Dabadie disparu en mai dernier, le cinéma perd un autre grand scénariste, Jean-Claude Carrière, qui disait que l’essentiel, pour qu’un scénario soit bon, «c’est l’intérêt dramatique» – soit, une action et un dénouement –, et qu’en même temps, il fallait dédramatiser par le droit de rire.
En tout cas, selon Carrière, «le scénario n’est qu’un état transitoire, une forme passagère destinée à se métamorphoser». Et le Cercle Cité d’en apporter la preuve en braquant son projecteur sur le décor – ou la scénographie, le «set design» du titre de l’expo –, un «protagoniste à part entière» dont l’incidence est majeure sur la narration, l’ancrage de l’action, la psychologie du/des personnage(s), sur le son, le cadrage et tout au long des étapes de cette aventure illusionniste qu’est la réalisation d’un film – tout film étant d’ailleurs et avant tout un travail d’équipe.
Aux commandes de l’expo, un trio qui a l’allant d’une fine équipe: l’historien Paul Lesch, directeur du Centre national de l’audiovisuel (CNA), Yves Steichen et Chiara Lentz, aussi attachés au CNA, dont la mission est de «collecter et conserver la mémoire audiovisuelle du Luxembourg pour constituer le patrimoine national de demain».
Avec Ready. Set. Design., tous trois prennent le parti d’un parcours didactique et chronologique, truffé d’objets – plans, croquis, «mood books», scripts, accessoires, affiches –, d’interviews des représentant.e.s des divers métiers du cinéma «ainsi sortis de l’ombre» (témoignages vidéos et citations ou épitomés reproduits sur cartels), d’extraits de films et de photos, dont celles qui nous portent à croire que Sigmund Freud pénètre dans une maison du Marché-aux-Poissons par exemple, ou que l’escalier du Cercle municipal est celui d’un palace viennois.
Ces photos (de repérages et de tournages) composent un chapitre fondamental de cette très documentée, captivante et inédite expo, à savoir: l’illusion, ce mensonge capital dont le cinéma, usine à rêves, tire toutes les ficelles. Ces photos trahissent/traduisent aussi le regard que posent les cinéastes luxembourgeois sur leur propre pays. «Quels genres d’histoires sont situées dans quelle région, milieu, paysage du Grand-Duché? Quelles images et représentations cinématographiques sont liées à quels lieux et aux gens qui les habitent?»
Le choix des environnements, extérieurs et/ou intérieurs, l’interaction entre sites réels/naturels et plateaux construits en studio, le recours aux effets spéciaux, le tout façonne le regard cinéaste et conditionne la création de la réalité filmique.
Dans l’intime espace du Cercle Cité, noyé dans un vert de mer, c’est donc une «autre» histoire du cinéma luxembourgeois (1980 – 2020) qui se raconte – et c’est «un cinéma jeune, avant 1980, il n’y avait pas de réalisateurs professionnels». En retraçant, pédagogie oblige, toutes les étapes de la fabrication d’un film – pré-production, production et postproduction –, le visiteur croise, «derrière et devant le clap», des noms. De repéreurs, décorateurs, costumiers, chefs opérateurs, ingénieurs du son, monteurs et cetera (ça vaut aussi au féminin pluriel), dont l’aspect artistique du travail est ainsi mis en lumière. Et des noms de réalisateurs, bien sûr – Andy Bausch, Bady Minck, Laura Schroeder entre autres –, dont la compilation des témoignages (sous forme de publication ou en format numérique) serait à l’étude…
Des noms de sociétés aussi – dont Carousel Pictures, Delux Productions, Samsa Film, Iris Productions, Red Lion ou Tarantula Luxembourg –, situant Luxembourg sur la carte internationale de l’industrie cinématographique (grâce au régime fiscal spécial instauré en 1988).
Et justement, parlant de cartes, il en est deux, l’une aux contours du pays, l’autre circulaire: une double cartographie de la mystification, s’agissant en l’occurrence d’histoires qui se déroulent hors frontières mais tournées (au moins partiellement) au Luxembourg. Il suffit ainsi d’installer une cabine téléphonique rouge en pleine grand-rue pour illusoirement situer l’action à Londres – un bus à impériale parachève le subterfuge.
Parmi les exemples d’intégration de lieux emblématiques luxembourgeois dans le brouillage des repères spatio-temporels, il y a l’hôpital Grande-Duchesse Charlotte devenu le centre des renseignements de Tel-Aviv, ou telle rue de Remich promue quartier de Jérusalem. Ici, c’est l’Hôtel de Ville d’Echternach qui pastiche la Nouvelle-Orléans grâce à ses caractéristiques architecturales, et là, c’est l’Avenue de la Liberté de Luxembourg qui se prête au leurre urbanistique pour nous transplanter dans une artère de Paris. Sinon, le lieu fréquemment choisi dans les fictions du XIXe siècle – dixit Sherlock Holmes –, c’est le Cercle municipal.
Car c’est bien de fiction, non de film documentaire, dont il est question dans cette expo qui immerge le visiteur dans l’illusion cinématographique «made in Luxembourg».
Le tour de piste se termine par l’immense plateau de Venise, «resté dans les annales du cinéma luxembourgeois». Reproduit grand format dans la dernière salle du Cercle, ce plateau construit sur les friches industrielles d’Esch-sur-Alzette en 2001 – une construction qui a nécessité la contribution de 300 artisans pendant 6 mois – et détruit en 2007, restituait la Venise du XIVe siècle. «Pas mal de films ont été tournés sur ce site», qui «a également tenu lieu de décor à un film se passant à… Delft».
Tous les textes affichés sont en anglais, c’est l’option prise par les commissaires de l’expo afin «de toucher un public international» et «parce que sur les tournages, l’anglais est généralement la langue véhiculaire».
Mais les visites guidées gratuites, tous les samedis à 15.00h, sont proposées soit en français, soit en anglais, soit en luxembourgeois ou en allemand, selon des dates précises, tél.: 46.49.46-1.
Matériel iconographique: copyright © Centre national de l’audiovisuel – photos: Romain Girtgen
Infos:
Cercle Cité Luxembourg (Place d’Armes): Ready.set.Design. Le décor de cinéma au Luxembourg, tous les jours de 11.00 à 19.00h, jusqu’au11 avril. Entrée libre. www.cerclecite.lu
Conférences: Une plongée dans les décors des films d’Alfred Hitchcock, par Paul Lesch, le 17 mars, en français, dans l’Auditorium Cité et Paysages virtuels: le décor de cinéma «truqué», par Yves Steichen, le 24 mars, en français, dans l’Audition Cité. C’est gratuit mais inscription via cerclecite.lu
Comments