En tout cas, pas question d’attendre que le ciel nous tombe sur la tête. D’ailleurs, pas question d’attendre du tout… pour écouter voir ou pendre corps. Corps célébré par le photographe Jean Janssis (j’y viens ci-dessous) ou tel qu’éprouvé par la compositrice française Elsa Biston dans son très poétique projet précisément intitulé Prendre corps, qui «permet à chacun un moment de retrait au milieu des objets vibrants et sonores installés dans la cave voutée de la Kulturfabrik». Or, voilà, Prendre corps intègre un inédit et colossal festival baptisé «33,7».
«33,7», c’est un parcours tour à tour mélomane, familial, expérimental, c’est une gigantesque cartographie musicale de 2022 minutes (33,7 heures!) orchestrée par United Instruments of Lucilin associant une soixantaine de musiciens, compositeurs et artistes (représentant les 122 nationalités de la région concernée par Esch2022, Capitale européenne de la culture) pour un total de 33 projets – concerts (tous styles et esthétiques confondus), écoute immersive, vidéos, installations interactives – accessibles 2 jours durant, du samedi 17 septembre, 10.00h, au dimanche 18/09, 20.00h, sur 10 scènes différentes de la Kulturfabrik (grande salle, petite salle, Ratelach, Kinosch … ). Et c’est… gratuit.
On s’informe sur www.kulturfabrik.lu/project/337 et www.lucilin.lu. On se dépêche...
Sinon, Le ciel peut attendre, c’est un film (de 1943 d’Ernst Lubitsch), c’est surtout le titre d’une magnifique photographie de ce fin limier des signes et sentiments qu’est le magnétique Jean Janssis – du reste prof de sémiologie de l’image à Saint-Luc jusqu’en 2017 –, qui fait l’expérience du temps qui passe à travers l’empathie: la preuve avec Corps impressionnés, son actuelle expo à l’Espace Beau Site, à Arlon, qui relève… du moment de grâce, cela qui peut nous raccommoder avec la perte de sens de la vie comme elle va.
Pour la cause, je m’y attarde… comme sur l’expo de Myriam Hornard, à voir en l’occurrence au Centre d’art contemporain du Luxembourg belge, sur le site de Montauban-Buzenol.
En clair, une petite virée belge en deux lieux singuliers et en compagnie de deux artistes qui le sont tout autant, qui, du reste, renouent avec un certain artisanat, la gomme pour l’un, la cire pour l’autre.
Je me régale, donc, je partage.
Mais avant, juste une brève parenthèse. Pour saluer le projet pilote bruxellois de prescrire les visites en musées (gratuites) comme une ordonnance médicale. Et pour questionner les artistes aliénés au dieu algorithme (ou logiciel), rameuté pour trouver des solutions aux actuels problèmes aussi environnementaux que sociétaux, raccord en cela avec l’expo In Transfer – A New Condition à la Möllerei, à Esch-Belval, qui admet parfois, en creux, que… c’est pas gagné. Non pas que les artistes ne puissent pas panser notre rapport au monde, mais dire, au risque d’être taxé(e) de «décroissant», que la technologie, c’est aussi ce qui nous a tout de même pas mal mis dans le pétrin…
Allez, on file à l’Espace Beau Site, galerie mezzanine qui a tout juste 20 ans, pilotée hors coterie par Pierre François, et qui ouvre donc sa saison avec un artiste qui revient pour la 5e fois, Jean Janssis, né à Liège en 1953, romaniste devenu photographe de renom, dont la première expo dans le lieu remonte à 2003, déjà intitulée Corps impressionnés. Le culte du noir et blanc au service d’une sensualité insolente. Et d’une sensibilité rare, notamment dans son compagnonnage fusionnel avec son chien, un Pointer, auquel l’artiste s’identifie… au poil. Un cas d’école d’anthropomorphisme bouleversant. On est en terrain reconnu et surtout conquis.
Cette cinquième étape arlonaise de Janssis s’accompagne de la parution d’un sublime ouvrage, 95 pages mangées par une sélection de photographies (ou précisément d’impressions photographiques à la gomme bichromatée, dites des «gommes») librement opérée sur la ligne du temps, dont Chien-toi ci-dessus.
Alors, dans Corps impressionnés, certes, il y a des corps, et cette quête de l’idéal de beauté physique particulièrement convoité par les Grecs, tant l’intensité des contrastes ombres et lumières rend le modèle quasi sculptural, lui confère une épaisseur tactile. Sauf que c’est une tactilité en totale résonance avec des émotions. Sauf aussi qu’à travers ces corps – des corps à corps lentement nés dans l’intimité du studio (pas ou peu de mises en scène extérieures) –, c’est son dialogue intérieur que l’artiste ainsi déshabille, où percole une once de mélancolie, liée à la fugacité du temps.
Donc, des corps, mais pas forcément nus, ou alors en torses, et puis, oui, de la beauté, mais subie comme une Camisole de force (selon le titre d’un tirage), une tyrannie que l’artiste traduit par le textile, cette autre peau (voile noir, dentelle, napperon, chemise blanche) jetée sur le corps comme une ellipse, dans un mélange d’élégance et de pudeur. Et qui rajoute une dose de mystère.
Parfois, juste le dos, et les cheveux, lieu de caresse – comme le poil du Pointer –, métaphore aussi d’une soumission ou d’une contrition, d’une peine à ce point lourde que, refusant de se trahir, de se lire sur le visage, la tête… courbe l’échine.
Dans le mystère Janssis, aussi il y a le portrait. Fendu par cet autre émissaire de communication et d’affection qu’est le regard. Même à travers les yeux clos, la bienveillance suinte. Sinon, du fond d’une pupille noire, ce qui brille tient du félin, sa détermination tout autant que son angoisse.
Avec Janssis, si le ton n’est pas à la badinerie – ce qui n’empêche pas l’humour de certaines compositions, comme dans Les culottes ou le remake d’un Tarzan des temps modernes, mini slip rayé, planté dans le décor rétro d’un salon – , le tout est infusé par l’ambiguïté. Entre animalité et humanité. Et entre les différents types de relations – rencontres de hasard ou mises en scène – sur lesquels l’artiste joue, histoire de cultiver la confusion des genres (cfr Deux de dos, photo ci-dessus).
Et bien sûr, ambiguïté quant à la technique. De quoi s’agit-il? Par le grain, une texture de velours, la profondeur des noirs, les denses variations du clair-obscur, à s’y méprendre, on pense à la gravure.
Alors, oui, Janssis utilise de grands papiers gravure. Mais pour renouer avec la tradition des pictorialistes, à savoir «ces photographes de la fin du XIXe siècle qui avaient pour souci de rendre par l’image ce que les impressionnistes obtenaient en peinture». C’est pourquoi ces pictorialistes, précurseurs de la photographie plasticienne, privilégiaient l’intervention manuelle dans leur création. Et c’est donc cet héritage, lié aux effets esthétiques et au côté artisanal, que Janssis perpétue en recourant «au tirage pigmentaire à la gomme bichromatée».
Concrètement, «il enduit le papier gravure d’une composition faite de gomme arabique et de pigments – terre de Sienne ou de Cassel –, aussi de bichromate de potassium, sel permettant l’émulsion. Dès lors, quand les ultraviolets traversent le négatif, ils vont, à certains endroits, cuire certaines particules de gomme. Ces particules ainsi cuites sous l'action des uv s'incrustent dans le papier; elles ne bougent plus et commencent à construire l'image. Quant aux particules non cuites, Janssis les évacue au jet pour en débarrasser le papier avant séchage. Ensuite, il repositionne pour à nouveau insoler». Et le procédé de se répéter, jusqu’à 5 ou 6 passages.
Le temps est à l’œuvre, qui explique, comme en gravure, le tirage réduit (10 exemplaires au mieux). Pour tout comprendre de la fabrication de l’image Janssis, rendez-vous à l’Espace Beau site ce dimanche 18 septembre, l’artiste sera présent dès 16.00h pour divulguer le processus de ses «gommes» par l’exemple.
Parlant d’exemple, Le parquet est une composition troublante. Qui fait allusion aux Raboteurs de parquet (1875) de Gustave Caillebotte, une peinture à l’huile qui, elle, emprunte... aux codes photographiques (éclairage à contre-jour, lignes fuyantes), sauf qu’à l’exactitude du métier, à l’observation du mouvement, Janssis substitue… une ambiguïté: ainsi, à la faveur de l’intensité du jeu des ombres, dans une perspective inhabituelle, les bras qui semblent rallongés sont en fait ceux de deux corps… superposés.
Somme toute, à travers ces Corps impressionnés, c’est de lui que Janssis nous parle …
Infos:
Espace Beau Site, 321 Avenue de Longwy, à Arlon, jusqu’au 2 octobre, du mardi au samedi, de 10.00 à 18.00h, Dimanches 18/09 et 02/10 (dévernissage), de 15.00 à 18.00h – www.espacebeausite.be
Pour rencontrer Myriam Hornard, c’est donc au Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (CACLB), sur le site de Montauban-Buzenol, qu’il faut aller, là, dans le petit bâtiment blanc, dit Bureau des forges, voisin de l’Espace René Greisch, lieu d’expo composé d’un assemblage de containers maritimes – je vous en parle souvent pour ne plus me fendre d’un énième paragraphe élogieux sur cet endroit magique.
Et Myriam Hornard, le public d’ici et d’ailleurs la connaît bien, avec sa sensibilité toute pétrie par la fuite du temps et par «l’impact que les absents continuent à laisser sur nos vies», convaincue toutefois que «l’adieu n’est ni triste ni effrayant tant que perdure la mémoire», cet écran mouvant qui rend visible les fantômes.
En l’occurrence, il est question d’objets – moulés en cire, matière prompte à fondre – et de rideau, où tendre le fil des années, où, pour la cause, projeter un vieux film, une archive, qui raconte une première communion, la cérémonie d’abord, puis la fête qui participe de la tradition.
C’est l’enfance que Myriam arpente à rebours, et c’est le village, et c’est la famille. Et c’est le cortège émouvant des images, des visages, des voix aussi, quand dans le silence et la solitude des plis des étoffes de lin pendues comme des linceuls au première étage du Bureau des forges, surgit une comptine, entonnée en boucle par un ange, une petiote.
La respiration ralentit, du bout de son attirail esthétique recyclé, Myriam nous met KO debout. Âmes sensibles, ne surtout pas s’abstenir.
Au rez-de-chaussée, sur une table, un florilège de vases, ceux-là qui se souviennent des fleurs offertes pour la solennelle occasion (photo ci-dessus). Autant de traces d’un passé évanoui, autant de traces survivantes vouées à disparaître avec le travail de la cire, qui dit le passage du solide au volatil, métaphore de cette mue de l’enfance à l’adolescence que sanctifie la communion.
Et puis, de la cire d’abeille à la bougie d’église, le rapport est aussi celui qui questionne le sacré et le vivant, le naturel et le rituel.
Enfin, au mur, des petites huiles, sur bois ou plâtre, qui reproduisent ici un col, là un soulier ou des boutons, autant de détails d’une mémoire nouée à cette courroie défiant l’éternité qu’est la transmission.
L’imaginaire fait le reste…
Myriam Hornard n’expose pas seule. Dans cette expo intitulée Traversées, surfant sur le temps accordé… à tous les temps, carte blanche est également donnée à Sabrina Montiel-Soto et à Lucile Bertrand, dont les créations s’étagent dans l’Espace René Greisch.
Dans son oeuvre installatoire, Lucile Bertrand – née en France, basée à Bruxelles – sème des pièces (moulages, objets, textile, cartes postales) comme un puzzle à géométrie variable – à chacun sa clé de lecture – où il est grosso modo question de frontière, de marge et d’absence, où, tout comme dans le travail de Myriam, la notion de passage s’entête et la poésie palpite.
D’abord, il y a, suspendus, des pans de lin ajourés, souples, où, dessiné en blanc, un liséré suit la ligne de démarcation bordant la Lorraine et la Gaume, deux territoires avec leurs histoires d’interdits et d’échanges. Aussi dessinés en blanc, flottent à travers le tissu poreux, les mots You Are Here, From, The Other Side et Somewhere, faisant raccord avec le passé contrebandier de la région – d’ailleurs, un lit pliable dit d’embuscade témoigne du guet de nuit des douaniers de jadis, aussi d’anciennes petites photos relatent des scènes de contrôle de «fraudeurs» – et l’actualité migratoire, avec ses transhumances moins pacifiques. Toujours est-il que pour le visiteur du jour qui franchit désinvolte la frontière de lin, tout à coup, la géographie et la vie, l’espace et le temps ont un goût d’élastique, de souffrance qui balbutie, ou de doute et de désir brouillés.
Dans sa traversée, Lucile capture évidemment la trace, ce qui résiste quand tout a disparu. Alors, de l’oiseau et de l’abeille, elle a réalisé des moulages, émouvants, en creux et en plâtre, blancs comme des spectres. Qui, du reste, font écho aux pierres et bas-reliefs exposés au Musée lapidaire (sur le même site) et au Musée gaumais de Virton, deux lieux de résistance du temps, des bas-reliefs dont l’artiste profondément intéressée par le territoire qu’elle investit, a également réalisé des moules.
En fait, protéiforme et aussi complexe que subtile, la création de Lucile Bertrand est avant tout un processus de réflexion: se laisser embarquer implique notre curiosité, ce qui nécessite d’apprivoiser notre œil, de le laisser percoler avec tous ses ressentis et autres ressorts et ça, c’est encore une leçon du temps.
Parallèlement, on retrouve les artistes et leurs oeuvres au Musée gaumais de Virton (distant de 15 kms du site de Buzenol), en vertu d’un jumelage suscité par les Journées du patrimoine (notez qu’au Grand-Duché de Luxembourg, les journées patrimoniales auront lieu du 23 septembre au 2 octobre, agrégées au développement durable).
Infos:
Expo Traversées accessible au CACLB – site de Montauban: samedi et dimanche de 14.00 à 18.00h ou sur rendez-vous, entrée libre, et au Musée Gaumais (Virton): de 9.30 à 12.00h et de 14.00 à 18.00h tous les jours sauf le mardi – www.caclb.be
Comments