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Marie-Anne Lorgé

Le grain des choses

La neige, ça ensevelit des secrets, ça gomme les suies, ça fascine comme une idée d’éternité et surtout, c’est le silence.


Comme souvent, je me décape l’esprit en marchant d’un bon pied, mon chien en éclaireur, là, dans le rendez-vous galant d’une campagne et d’une forêt, aujourd’hui habité par un silence blanc, où danse  le flocon… qui fond au bout du doigt tout en ayant le pouvoir de te faire croire que la terre a changé.



De la danse du flocon à celle de la danseuse Hannah Ma, le raccord est certes périlleux mais me permet quand même de parler de Karaoke for the End of the World, une création – première luxembourgeoise le 20 janvier, 19.00h, au TROIS C-L/ Banannefabrik, 12 rue du Puits à Bonnevoie – qui, tel un pied de nez à son titre fataliste, nous rappelle avec force l’importance de l’amitié, neige subliminale de l’humanité, surtout dans un temps en pleine mutation.


Concrètement, la création, plaidoyer pour la rencontre et pour l’espoir qu’elle fait naître, implique trois vieux ami.e.s qui se retrouvent pour leur 30e réunion d’ancien.ne.s élèves, «s’ensuit une odyssée de secrets, de mensonges, de dysphorie de genre, d’euphorie, de relations, de vie, d’amour et de désir, révélée par le mouvement, la performance et la voix» (visuel ci-dessus).


En fait, Karaoke for the End of the World est le fruit d’un collectif international de créateurs baptisé HAUS NOIR, la fusion des talents d’Alby Michaels, metteur en scène/concepteur artistique, Hannah Ma, danseuse/chorégraphe, et Ashraf Johaardien, dramaturge/interprète, primés pour remettre en question les récits sociétaux. Infos et réserv. tél.: 40.45.69, www.danse.lu


En tout cas, voilà qui télescope ma lecture du roman La Fantaisie de Murielle Magellan, auteure déjà de Changer le cours des rivières, qui fait danser ses personnages dans le salon: «il faut trouver cette énergie qui fait qu’on se lève et qu’on se remette à danser, malgré tout».


Et c’est comme ça aussi, dans la foulée de son nouveau roman Les instants suspendus, qu’il me plaît de citer Philippe Delerm… qui voudrait être… doublure lumière, en écho à l’époque du cinéma muet où des personnes qui n’étaient pas des figurants venaient juste faire des essais lumière.


Alors, des essayeurs de lumière, je vous en propose cinq: Julien, Marc, Michèle & René, et Marco. En fait, pour ce dernier, Marco Godinho, c’est aux Tanneries, Centre d’art contemporain d’intérêt national à Amilly, qu’il faut aller, à la rencontre d’une fabuleuse installation immersive intitulée Un vent à l’intérieur de nous, dont le finissage a lieu ce 21 janvier. C’est sûr, c’est une expédition (dans le Loiret, agglomération de Montargis), mais déjà le lieu est inouï, c’est pourquoi j’y fais halte.



Marco Godinho, personnage attachant d’une sensibilité confondante, un hybride ineffable de Le Clézio, auteur baroudeur, et de Georges Perec, adepte de l’infra-mince, ou micro-événements traduisant souvent l’universel, un artiste délicieusement solaire, traversé par un univers poétique, métaphorique et intime, qui n’en finit pas «d’interroger ce que signifie comment habiter la terre».


Toujours il y a le vent et l’eau, toujours il est question d’exil, de déplacements, de fugacité et de transitoire, de fragilité et de précarité, d’absence et d’évanescence, de disparition et d’épiphanie, du vivant et du vivre ensemble, toujours le geste est subtil, toujours pétri de matériaux évocateurs glanés lors de voyages ou de déambulations quotidiennes, de processus d’effacement et d’échanges, toujours inspiré par sa «propre expérience d’une vie nomade, suspendu entre différentes langues et cultures et nourri par la littérature et la poésie».


Et donc, aux Tanneries, qu’il transforme en «sa maison de l’infini», Marco «déploie le fruit d’une réflexion menée depuis une quinzaine d’années sur une expérience subjective du temps et de l’espace», ce qui accouche de Un vent à l’intérieur de nous, une galaxie forcément immersive –avec écrits, haïkus visuels, œuvres-vidéos et collaboratives – mais surtout évolutive, se modifiant sans cesse «sous l’effet de rituels et d’actions performatives» impliquant les publics.


Marco y réactive/adapte notamment Remember What Is Missing (2019) – exposé au Mudam dans Freigeister en 2021-22 –, un tapis de poussières de briques de sites désaffectés où des lettres majuscules et blanches gravées convoquent le manque, et surtout Written by Water, son installation réalisée à l’occasion de la Biennale de Venise en 2019, regroupant une collection de milliers de carnets de notes qu’il a immergée en différents endroits de la Méditerranée, autant d’histoires écrites par la mer, depuis Homère jusqu’aux naufragés/ migrants d’aujourd’hui. Autant de mémoires. 


«Entre deux vagues, entre deux pages, le livre se fait de sable» (dixit Eric Degoutte, directeur des Tanneries et commissaire de l’expo) – visuel ci-dessus, vue de l’expo, grande halle, courtesy de l’artiste, photo ©Aurélien Mole. 


Lors du finissage, Marco Godinho nous donne rendez-vous autour de l’oeuvre  Oblivion (Water), une «eau de l’oubli» qui fut mise en macération lors du vernissage le 28 octobre 2023 et qui s’est transformée tout au long de l’exposition pour être symboliquement offerte en partage, en dégustation, ce 21 janvier 2024, à partir de 14.30h.


Evénement convivial ponctué de conversations ouvertes avec Thierry Davila, historien de l’art, philosophe, critique d’art, Christophe Gallois, curateur et responsable des expositions au Mudam Luxembourg, Béatrice Josse, curatrice, autrice, enseignante et Claire Luna, critique d’art et commissaire d’expo indépendante. C’est gratuit et ouvert à toutes/tous (navette gratuite au départ de Paris à 13.00h, 5 avenue Porte d’Orléans, à proximité de la statue du Général Leclerc; retour: départ depuis Les Tanneries à 19.20h. Inscription obligatoire via: contact-tanneries@amilly45.fr).



Retour au pays, d’Esch-sur-Alzette à Luxembourg-Ville. Climat peintures.


Premier rendez-vous. Avec Julien Hübsch, Prix Grand-Duc Adolphe 2023, dont on parle partout, de Paris à Montréal, et qui exposera à Dudelange au Centre d’art Dominique Lang dès le 3 février, et qui invite actuellement deux amis peintres à partager l’espace de la Reuter Bausch Gallery (rue Notre-Dame, Luxembourg). Le résultat emprunte son titre, Forever After, à la chanson Bionic de Placebo, qui peut s’interpréter comme une critique des attentes sociétales et de la pression à se conformer, mais qui prend ici, selon Julien, un sens… plus romantique.


Toujours est-il que les défis sociétaux, la (sur)consommation en tête de gondole, restent la mire du travail de l’artiste Hübsch, dont le matériau-source est l’objet récupéré dans l’espace public, et toutes traces humaines, volontaires ou non, le vandalisant.


Pour Julien, l’espace urbain est une sorte de paysage d’où il récupère des rebuts, du prosaïque quotidien qu’il traite, agence, assemble, jusqu’à la transfiguration (selon la spécificité du matériau: bois, mousse de polystyrène, ruban adhésif, tôle) en un objet sculptural mural, sinon en une composition picturale, à l’exemple précisément de Untitled combination 1 et 2, minimales œuvres taillées en petites bandes verticales dans des bâches, en l’occurrence de la friche industrielle Metzeschmelz d’Esch, alignées comme deux suites de monochromes – camaïeux de bleu et d’anthracite (visuel ci-dessus): le corpus d’oeuvres participe ainsi à la naissance d’un nouvel environnement, un espace abstrait, à la fois témoin de la mémoire des choses et redevable de l’Histoire de l’art.


Mais, donc, Julien Hübsch s’est entouré de deux peintres dont il a partagé l’atelier, l’un à Leipzig, à savoir: Kolja Kärtner Sainz, et l’autre, Minh Phuong Nguyen, à Mayence. Tous deux utilisent l’huile, Kolja ajoute de l’encre à sa toile… énigmatique, sorte de vision brumeuse de ce que le monde pourrait être, s'il n'avait été corrompu par le mal. Quant à Phuong, qui a grandi entre les cultures germanique et vietnamienne, elle fait surgir de ses fonds colorés (souvent grands formats) des motifs liés à son enfance, à l’histoire familiale (croisant celle des boat people), à des rituels qui ont forgé son identité, dont la façon de fleurir les disparus, de perpétuer le souvenir des liens au-delà ou malgré les mailles de fer, du reste, à Forever After, Phuong répond par… forever never.


Jusqu’au 10 février, infos: www.reuterbausch.lu



A quelques pas de là, chez Feller contemporary (2a, rue Wiltheim), second rendez-vous. Avec Marc Wagner, un coloriste raconteur. Qui se promène avec une candeur mâtinée de surréalisme (bonjour Le Douanier Rousseau) … et nous ramène des saisons, des paysages, des topographies et des scènes  au demeurant infusées par un imaginaire facétieux dopé par des coloris farfelus.

Il en va ainsi de Picnic et de My Umbrella, my castle, les deux très grands formats qui nous accueillent d’entrée de jeu, qui sont une sorte de revisitation jubilatoire du Déjeuner sur l’herbe, une réminiscence d’un moment réellement vécu au bord de l’eau, où la nudité défrise «le bon goût bourgeois» (comme chez Manet) mais avec un supplément drolatique, doublé d’une façon de perturber la perspective et donc notre perception, puisque le tableau peut librement être inversé, suspendu coté plage ou côté nature, et vice versa.


Et puis, rompant avec la narration et la présence humaine, Marc Wagner randonne entre les rochers et les arbres, sites réels qu’il interprète toutefois en bleu ou en rose selon la magie d’un avril printanier ou le mystère d’une pleine lune d’hiver: une fenêtre ouverte sur un monde visible détourné par l’émotion, un transport vers un ailleurs poétique…


Et le dépaysement continue, avec, dans les formats les plus récents – il y en 16 au total, de 2012 (année d’une sublime immersion dans les blés pour traduire l’esprit du village de Guirsch ) à 2023 –, une déambulation à travers le Kirchberg, Clausen, Pafendall (visuel ci-dessus: Erop op Fëschmaart) vus en plongée: les quartiers (déserts !) sont identifiables mais les points de fuite nous échappent, on se perd dans ce qui rend le peintre Wagner singulier, à savoir: le magma chromatique.


Grande réserve – titre de l’expo –, c’est l’exercice d’un plaisir pur, parfaitement contagieux. Qui vivifie le regard au-delà de nos gris trottoirs. Jusqu’au 24 février. Infos: www.fellnercontemporary.lu



Enfin, arrêt à Esch sur-Alzette, au Schlassgoart (pavillon du centenaire/ArcelorMittal), où l’expo Turbulences et équilibre conjugue 64 œuvres de Michèle Frank – peintre – et de René Wiroth – sculpteur –, duo d’artistes et couple dans la vie (visuel ci-dessus). Entre eux, tout est question d’équilibre – une dimension particulièrement chère à René, à son désir de concilier le dedans et le dehors de l’être, de soi et de l’autre, et qui, en bronze, aluminium et altuglas, crée des silhouettes aussi filiformes que funambules, des gardiens de lumière animés par la résilience l’angoisse tout autant que par l’angoisse –, avec Michèle tout est turbulences.


Avec la peinture de Michèle, on est au-delà du visible, c’est une peinture hors code, en tout cas, non inféodée au sempiternel combat de l’abstraction et de la représentation – en même temps, sitôt que l’imagination infuse, on distingue une brèche, une clairière, des rochers… sans doute rescapés d’un souvenir de voyage. En fait, c’est une peinture écriture, qui permet à l’artiste Frank de comprendre qui elle est et de traduire l’état du monde autrement.


Indubitablement, il y a une nécessité: le geste, vif, en témoigne, quant à la matière-peinture, elle se fait houle, furie, tornade, ouragan au gré des tons de terre, de mer ou de crépuscule. Toutefois, dans les tableaux les plus récents, la météo intérieure fait mine de changer de cap, avec une composition un tantinet plus serrée, plus fébrile, comme un fouillis d’herbes folles, du reste, le ton passe au vert… Il est vrai que la nature reste un professeur universel pour qui l’observe… et entend les accords.


On succombe… jusqu’au 3 février (du mardi au samedi de 14.00 à 18.00h).

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Ultime suggestion. Puisque la musique n’est pas en reste pour susciter l’émotion, je vous signale que ce 20 janvier a lieu le concert de clôture de RESET, un festival de jazz pas comme les autres, sur une idée du compositeur et vibraphoniste Pascal Schumacher.


Concrètement, le concert de ce 20/01, à 20.00h, à neimënster (salle Robert Krieps), est le résultat d’une expérience, d’une exploration des univers musicaux de 8 valeurs sûres du jazz contemporain de Belgique (Rémy Labbé – trompette), de France (Elodie Pasquier – clarinette), d’Allemagne (Eva Klesse – batterie), du Danemark (Cecilie Strange – saxophone), de Finlande (Kalle Kalima – guitare), du Royaume-Uni (Jim Hart – vibraphone) et du Japon (Makiko Hirabayashi – piano) qui ont été invitées à partager une résidence de plusieurs jours sur ledit site de neimënster, et à tisser des liens ou autres synergie artistiques inédites, accompagnées du contrebassiste luxembourgeois Marc Demuth.


RESET en est à sa 7e édition, c’est dire si la partition mérite le détour.

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