Juillet… et déjà moins 3 minutes de lumière quotidienne. Les jours ont donc commencé leur long déclin, j’en frissonne (je plaisante !).
A travers champs, les foins bronzent en rouleaux, les étourneaux ont fini de tout picorer dans mon cerisier, un papillon blanc s’est égaré dans ma menthe chocolat – vous ai-je déjà dit que Colette, l’écrivaine, collectionnait les papillons ? – et en cueillant les pissenlits follement épris de mon balcon, un flash de nostalgie douce: la disparition du petit monde que j’avais laissé enfant, avec la maison où l’on se retrouvait chaque été, ce qui le rendait lumineux.
La disparition du jour, c’est celle de Bill Viola, cet artiste vidéaste américain (né à New York en 1951) a bouleversé le monde entier en explorant les rapports entre la vie et la mort, les choses invisibles, le doute, la perte de soi, en gros, «cet autre côté des frontières impalpables», et auquel La Boverie (Liège) avait consacré une fascinante expo fin 2023 – perso, je me souviens de ses gigantesques vidéos de feu et d’eau sublimant le Palais des papes, à Avignon, en 2000, clé de voûte d’une expo inouïe intitulée La beauté, habitée par le sablier du temps, le regard, le chuchotement, l’écoute, la méditation.
La disparition est aussi au cœur de My Last Will – je vous avais promis d’y revenir –, actuelle vaste expo collective du Casino Luxembourg- Forum d’art contemporain, et je vous y emmène donc ci-dessous.
Quant à la maison – en parler, c’est «du sens de l’existence qu’il est question» (dixit le philosophe Laurent de Sutter) – et s’agissant de la perte «du chez soi», notions d’abandon, d’exil, de mémoire liées, en causer, c’est tout l’enjeu du programme Dis-placed mis en oeuvre par la Konschthal Esch dans le cadre de la nouvelle biennale dévolue aux architectures. Un programme en deux volets, et celui qui l’inaugure, c’est Vajiko Chachkhiani – né à Tbilissi en 1985, vivant et travaillant à Berlin depuis 2009 – qui réactive son installation conçue en 2017 pour le Pavillon géorgien à la Biennale de Venise. Face-à-face avec une cabane… qui pleure.
Il pleut dans ma maison, c’est une vieille chanson de Danyel Gerard de 1964, c’est aussi un film, une sublime chronique sociale réalisée par Paloma Sermon-Daï en 2023, dans les deux cas, ça bouleverse, tout comme la maison de Vajiko Chachkhiani, en rondins, typique de la campagne géorgienne, trouvée abandonnée et réassemblée avec ses meubles ordinaires et objets quotidiens. Sauf qu’elle perce de tous les côtés, une pluie s’y déverse en continu, enclenchant un lent mais inexorable processus de destruction (visuel ci-dessus: Living Dog Among Dead Lions, 2017).
Et nous, quidams visiteurs, d’observer en temps réel cette dramaturgie naturelle… de suivre, médusés, l’action indomptable de la nature, une réalité extérieure en l’occurrence inversée (la pluie tombant non pas dehors mais dedans) qui finit par imager la vie intérieure de chaque regardeur, où tôt ou tard se développe une mousse, métaphore de ce phénomène naturel qui croît en cas d’humidité, donc sensible à la pourriture. Dans l’analogie ainsi créée entre la maison et l’individu, ce qui se lit, c’est le conflit nature/culture, il a juste fallu d’une pluie… L’imaginaire fait le reste.
Immersion jusqu’au 19 janvier (du mercredi au dimanche, de 11.00 à 18.00h) – www.konschthal.lu
Je reste à la Konschthal Esch (29 bd Prince Henri, Esch/Alzette) pour faire l’expérience du Pouls de la terre (Pulse of the Earth) et d’une autre échelle de temps: temps géologique, temps saisonnier, temps des marées. Ça se passe au dernier étage, plongé dans le noir, dans une nuit trouée d’écrans. Autant d’images hypnotiques, d’histoires en trois dimensions, alors que l’audio traverse l’espace.
Les plantes croissent en accéléré, les feuilles vertes tombent, orange, la seconde d’après, la mer flue et reflue alors que la falaise recule, des grues déplacent des terres au galop, 268 vaches sont traites. 519 pintes sont bues comme dans un remake de Les Temps modernes. Le paysage change à la vitesse de l’éclair. Et ce mouvement du paysage coupe le souffle autant qu’il captive, comme une dystopie. Le plus scotchant c’est que, inéluctables, les altérations ne résultent pas toutes de l’activité humaine (extraction, construction), mais aussi des immense forces de la nature, dont l’érosion. On se sent tout petit. Nous sommes petits…
Nous le sommes d’autant plus que nous pouvons ainsi observer des altérations à une fréquence inconcevable. A une échelle impossible… à voir avec l’objectif des appareils photo traditionnelles. C’est donc là qu’intervient la numérisation 3D – de quoi peser sur notre éventuelle résistance quant aux illusions de la technologie, et de quoi réformer notre point de vue sur le mystérieux/vertigineux rythme de la terre.
En fait, Pulse of the Earth, c’est une imagerie insensée créée à partir de milliers de scans 3D quotidiens de paysages britanniques, c’est un travail opéré chaque jour sur un même endroit à des instants différents, et un même processus renouvelé ailleurs, en un autre milieu, comme une mesure de l’invisible par le furtif, c’est l’oeuvre de ScanLAB Projects, studio spécialisé qui numérise le monde, transformant des moments et des espaces temporaires en images et films qui sont d’abord des expériences – du reste, au-delà de l’oeuvre d’art, par les données ainsi collectées, Pulse of the Earth s’aligne sur la recherche scientifique, d’un ressort carrément révolutionnaire. Ça vaut assurément le détour. Laissez le temps incuber. Jusqu’au 1er septembre.
Pour rappel, il s’agit d’une proposition d’Elektron, cette nouvelle plateforme qui explore la face cachée du numérique, et qui, surfant sur la thématique architecturale de la Biennale d’Esch, développe 7 projets en un parcours urbain reliant la Konschthal et le Bridderhaus.
Et je reste à Esch/Alzette, rejoindre la galerie Schlassgoart où Culture for the future, expo collective initiée par Plooschter Projet asbl et curatée par Sandra Lieners, réunit 21 jeunes artistes luxembourgeois pour la bonne cause, la recherche contre la leucémie, et qui, en passant, jette un coup de projecteur sur la vitalité de la scène artistique locale émergente.
Dans les vastes espaces du pavillon du Centenaire, en vertu d’un accrochage sensible, tricotée à coups d’associations de lignes, formes et couleurs, on croise notamment Nina Thomas – qui développe une histoire d’altérité à l’envers de la toile –, Roland Quetsch – adepte de Supports/Surfaces, qui a renoncé à la toxique résine pour des collages/superpositions de fragments de tissus –, Gilles Pegel – avec sa magnifique spirale de bronze –, Pit Riewer, lauréat du prix Révélation (CAL) 2023, avec sa fauve peinture en mouvement – et Julien Hübsch qui s’intéresse aux interventions temporaires dans l’espace public/urbain, actuellement en résidence à la Squatfabrik (Kulturfabrik) – pour rencontrer l’artiste (au demeurant, prix Grand-Duc Adolphe 2023) et discuter sur ses projets autour d’un verre offert par la Kufa, rendez-vous le 26/07, de 18.00h à 21.00h. Et donc une très belle expo dédiée à l’art du don et qui, en même temps, prouve que le pays est un vivier de talents. Jusqu’au 27 juillet (du mardi au samedi de 14.00 à 18.00h)
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Julien Hübsch et Pit Riewer que, par ailleurs, on retrouve à Luxembourg, à la Reuter Bausch Art Gallery (14 rue Notre-Dame), où, jusqu’au 10 août (du mardi au samedi de 11.00 à 18.00h), une expo collective promet Un été coloré: 19 artistes aux cimaises (dont aussi Christian Aschman, Ugo Li, Catherine Lorent, Roland Schauls – visuel ci-dessus, photo © Samantha Wilvert: de gauche à droite, Chantal Maquet, Arny Schmit, Lina Hédo). Infos: www.reuterbausch.lu
Et je reste à Luxembourg, arrêt au «Casino» pour enfin vous confier… mes dernières volontés, ou, plutôt, en vertu de l’expo My Last Will, celles de 32 artistes et collectifs internationaux invités – par le duo d’artistes M + M (Marc Weis & Martin De Mattia) – à réfléchir sur l’«héritage». «Que restera-t-il?». Interrogation posthume. Sans réponse concrète, les artistes se positionnant tantôt de façon personnelle, philosophique, tantôt par rapport à l’acquis (à l’importance potentielle de leur travail) et à sa succession dans un futur aux valeurs encore inconnues.
Au «Casino», on ne badine pas avec la mort, ni avec l’au-delà, pour autant, pas question de nous saboter le moral, du reste, depuis la nuit des temps, la fugacité nous tarabuste, lutter contre la finitude nous obsède, en même temps, parler de la mort, c’est parler de la vie, ou du sens même de l’existence, et du comment influencer l’avenir de manière positive, du coup, plus encore dans l’accélération de notre contexte mondial anxiogène, y réfléchir revêt une pertinence toute particulière. Et 32 artistes, nos porte-voix et miroirs, de s’y coller.
D’abord, un outil précieux. Une publication, une drôle de bible, en reliure japonaise, regroupant par ordre alphabétique les contributions – simplement consignées en caractères de machine à écrire – des artistes invités.
Ainsi équipés, on foule un tapis jaune – une couleur solaire qui dynamise le parcours tout en atténuant la morbidité sous-jacente du sujet – et hop, on déambule entre installations, vidéos, œuvres sonores, performance, dessins/peintures, et on traverse des corpus d’œuvres; en vrac, il y a du sensible, de la poésie, du tragique, de la distanciation ironique, de l’Histoire, de l’environnemental, du méditatif, de la croyance, de l’intime familial ou de la perspective sociétale.
Ma petite sélection perso?
Dans le hall d’entrée, Death Counter, un gigantesque écran, un boulier compteur algorithmique, qui, comme son titre l’indique, affiche, implacable, le nombre de morts dans le monde pendant la durée de l’expo.
Au premier étage, accueil… d’une chaussure. Celle, noire (pointure maximale), de George Washington, ce qui reste de ce premier président des Etats-Unis, en fonction de 1789 à 1797, un pied…estal, transformé en cache-pot.
A côté, une page blanche munie d’un QR vous permettant, via courrier électronique, de converser avec l’artiste conceptuel italien Cesare Pietroiusti, qui, en échange, promet de vous envoyer un dessin… après sa mort. Déclarant utiliser alors des moyens de production surnaturels, Cesare s’assure ainsi une activité posthume – si ce n’est pas de l’humour, ou de l’absurde, c’est de la jobardise.
En face, suspendues à deux barres parallèles, huit peaux de bêtes, des composantes à la fois préhistoriques et fétiches, mais des supports renvoyant immédiatement au trépas animal, sur lesquels Raphaela Vogel, dans l’idée d’une archive flottante (ou d’une galerie de trophées ?), a imprimé les affiches de ses différentes expos, aux titres étranges, trash, drôles ou provocateurs (visuel ci-dessus: photo ©Jessica Theis).
Derrière, au fond, un film de Su-Mei Tse qui zoome sur un tour de potier et sur les mains qui inlassablement, sans aboutir, glissent sur le matériau. Une vision bouddhiste du monde, où seule importe la conscience de l’instant présent…
Autres films. Celui de la transmission contrariée selon Erik van Lieshout qui met en scène un monologue rageur dans lequel il s’en prend à son père malade qui a eu l’indélicatesse de léguer à des amis les œuvres de jeunesse qu’il lui avait données.
Et celui, douloureux, de l’ordre du recueillement, du duo d’artistes MASBEDO, à savoir: Nicolo Massazza et Iacopo Bedogni qui promènent lentement, silencieusement, la caméra sur le corps ridé de leurs mères. Un regard à la fois cru et affectueux. Une histoire privée mais un souvenir aussi éternel qu’universel – un moment bouleversant pour les enfants que nous sommes tous.
Et enfin, les soeurs L.A. Raeven, les jumelles néerlandaises Liesbeth et Angélique, deux silhouettes émaciées (anorexie oblige) connues pour des performances susceptibles de porter atteinte à leur intégrité physique et qui, pour My Last Will, ont créé une poupée robot, Annelies, de mêmes traits – d’un réalisme perturbant, sinon inquiétant – installée, recroquevillée/éplorée, dans un coin de la grande salle d’expo (visuel ci-dessus, photo ©Jessica Theis). Annelies est une anticipation de l’inéluctable, de l’absence de l’autre, l’incarnation d’un ersatz réconfortant pour la soeur survivante – un trouble plane, frisson…
La suite au Casino Luxembourg – 41 rue Notre-Dame - jusqu’au 8 septembre. Une expo dont on ne sort pas indemne – www.casino-luxembourg.lu
Ah oui, avant de vous quitter, un bien mérité cocktail de saison: Congés annulés, 16e édition du festival estival des Rotondes, se met en ébullition dès le 26 juillet. Musique et arts visuels au programme jusqu’au 21 août. Avec, le 26/07, une Opening Night couplée au vernissage (à 18.00h) de l’exposition Les Voyeuses sur le parvis, des dispositifs permettant de (re)voir les bâtiments tels qu’ils étaient il y a 60 ans sur des images d’époque retravaillées par 12 artistes bien actuels. On bloque son agenda (si ce n’est déjà fait) !
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