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Le sens des choses

Marie-Anne Lorgé

Crocus, jonquilles, premiers soupirs de forsythias et premiers émois de magnolias. Ça ne trompe pas. Il est là. Le printemps, dans le contexte général plutôt lourd, nous fait un bien fou, comme une profonde respiration, presque comme une distraction.


En tout cas, c’est scientifiquement prouvé, l’arrivée des beaux jours est une expérience, aussi intense que des retrouvailles. Et puis, la lumière qui dope la sérotonine, ou «hormone du bonheur», a pour effet de nous ficher des fourmis dans les jambes et des papillons dans le ventre, bref, on ouvre les fenêtres à grands seaux de fleurs, on va dehors, marcher, siroter en terrasse ou pédaler à tout berzingue, histoire de voir si l’autre y est, et le grand mot stimulateur d’humeur, c’est rencontre. A ne pas confondre avec rendez-vous.


Et ça, c’est l’évangile selon Erri de Luca, écrivain italien envoûtant, un fondu de rencontres, celles-là qui surgissent, imprévisibles, «ce n’est qu’à distance de temps qu’on comprend que ce croisement a changé la vie des personnes…»


Alors, avec son stylo si léger qu’on l’appelle plume, Erri de Luca peut vous expliquer dans les yeux le vertige de la rencontre ce samedi 29 mars, à 18.00h, à la Monnaie, dans le parcours du festival Passa Porta, événement littéraire biennal qui, cette année, comme son thème Ghost l’indique, convoque…  les fantômes  – du 28 au 30/03, dans plusieurs lieux de Bruxelles, infos: passaporta.be. On y confirme notamment que les maisons ont une mémoire, que les spectres hantent Homère, Maupassant tout autant que Harry Potter ou Stephen King – pour rappel, ce sont les esprits de l’hôtel Overlook qui possèdent Jack dans Shinning.  Forces maléfiques, désirs inassouvis ou anges tutélaires, tous s’appuient sur des mots – du reste, il paraît que ce sont les non-dits qui font les cercueils si lourds (pour paraphraser Montherlant).



Au final, ma proposition du jour est celle d’une rencontre… avec les mots – célébration de la Journée mondiale du théâtre oblige, laquelle tombe le 27 mars, préfigurée par un «Coup de projecteur» braqué sur les arts de la scène à travers la capitale et dans tout le pays», soit, 23 manifestations (spectacles, lectures, conférence, workshop, répétitions ouvertes, table ronde, brunch…) en 17 salles  –, et rencontre avec le temps (visuel ci-dessus) – à la faveur l’expo de Ho Tzu Nyen, artiste singapourien qui repousse les frontières de l’image en mouvement, qui aussi embarque un tigre dans son histoire, au Mudam  – et rencontre avec la musique baroque.


Et le baroque, c’est le tempo de neimënster durant la période du Carême, converti pour la cause en cycle «Passions baroques», organisé traditionnellement par cantoLX, ensemble vocal professionnel, et réparti en l’occurrence sur deux soirs, le 1er et le  23 avril.


En tout cas, le 1er avril (20.00h), dans la sérénité du cloître, le programme The Maid’s Prayer – reprenant le titre d’une comédie créée en 1693 au Theatre Royal  – est une plongée dans l’univers théâtral du plus grand compositeur baroque britannique, Henry Purcell. Qu'il mette en scène une femme amoureuse, Marie, mère de Jésus, ou une sirène tout droit sortie de la mythologie, Henry Purcell dépeint une image ô combien vivante des personnages féminins, qui aujourd'hui encore nous parlent de l'essentiel. Au fil de ce concert, des airs et duos extraits de Pausanias, The Fairy Queen, King Arthur, The Maid’s Last Prayer, ainsi qu’une scène poignante tirée de Harmonia Sacra, intitulée The Blessed Virgin’s Expostulation. Avec les sopranos Véronique Nosbaum & Lilith Verhelst, et Anne-Catherine Bucher au clavecin & orgue positif.


Sinon, voici que déboule le «Coup de projecteur sur les arts de la scène». Pour être exacte, cette première édition du genre, initiée par la Theater Federatioun, a déjà débuté le 20 mars, date de la Journée mondiale du théâtre pour enfants, pour tomber le rideau ce 27 mars, date de la Journée mondiale du théâtre. Pour autant, quelques spectacles promus lors de ce «Spot on» restent d’actualité, à commencer par Vandalium (lire ci-après) et Foxfinder.


Aussi, notez que pour le jour J, donc le 27 mars, Theater Federatioun propose une rencontre avec Séverine Magois, traductrice de théâtre, de 17.00 à 18.30h, à la Banannefabrik (Bonnevoie). Entrée libre, réserv.: info@theater.lu


Et il se fait que cette rencontre coïncide avec la première mondiale en langue française de la pièce Foxfinder de Dawn King, dramaturge britannique justement traduite par Séverine Magois, laquelle première tombe pile… ce 27 mars, à 20.00h, au TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg, route de Thionville).


Dans Foxfinder, Dawn King explore les thèmes de la manipulation, du contrôle gouvernemental et de la fragilité de la réalité perçue, tout en laissant les spectateurs réfléchir sur la nature humaine et la puissance destructrice de la peur collective. Aussi les 28 et 29 mars, 20.00h, le 30/03 à 17.00h, ainsi que les 2, 3, 4, 9, 10 et 11 avril, à 20.00, réserv.: tol.lu 


Histoire de corser votre agenda, je vous rappelle qu’à l’invitation du Mois de la francophonie, la pièce disjonctée Une rose plus rouge s’affiche au TNL (Théâtre National du Luxembourg) le…27 mars ! Allez, pas de panique, cette nouvelle création de la jeune metteuse en scène luxembourgeoise Christine Muller – où elle s’empare de l’œuvre de Liv Strömquist, autrice suédoise de BD féministe incontournable, qui suscite autant l’enthousiasme que la polémique – est encore programmée le 28 mars, à 19.30h, et le dimanche 30/03, à 17.00h, réserv.: tnl.lu 



Arrêt au Théâtre du Centaure, pour Vandalium de Tullio Forgiarini. Présentée comme une histoire hilarante et glaçante. En vrai, l’histoire est fondamentalement glaçante, à vous tordre les tripes, questionnant notre impuissance, individuelle et collective, notre laxisme aussi, quant à prendre soin d’une jeunesse dont pourtant tous les indices de perdition clignotent en rouge. Une histoire ancrée dans la brutalité de la réalité, celle, sociale, du Luxembourg (c’est son bonus), mais qui vaut partout ailleurs (visuel ci-dessus).


C’est l’histoire de Jason, la chronique d’un naufrage annoncé, l’implacable descente aux enfers d’un gamin à la dérive dès son plus jeune âge, entre un père alcoolique, qui viole sa propre fille, une mère battue et une sœur internée. Le genre de scénario qui défraie quotidiennement l’actualité, le fond de commerce des films à vocation sociétale, ici, transposé dans le corps, sur scène, dans toute la gamme des émotions, la colère, le désespoir, la peur, le désir aussi, sans gommer une once de fantaisie incarnée par une fée bleue, qui apparaît comme dans un conte… sans l’empêcher de virer au cauchemar.


Jason, à l’évidence HPI, fondu de symboles chimiques, capable de réciter le tableau de Mendeleïev, Jason, donc (excellent Sullivan Da Silva), l’enfant devenu ado fuguant, adulte marginal squattant, se droguant, en permanent pétard avec l’autorité, la police d’abord, sombre au final dans l’utraviolence, il tue un «ami» à l’aide d’un tournevis cruciforme, en vanadium, métal qu’un glissement sémantique transforme en Vandalium.


Et pour rendre palpable la mécanique de l’agressivité, un décor blanc, carrelé comme une salle de bain, froid comme un commissariat, habité d’accessoires ambivalents, et une mise en scène à la fois touchante et sportive de Daliah Kentges. Inventivité sensible dans les ruptures de ton et d’atmosphère, audace des contraires, entre silences imprévisibles, pétages de plombs (du reste cultivés dans le texte, son langage cru) et bienveillance latente (en l’occurrence modulée par Anne Brionne, tour à tour fée, sœur, complice de débâcle et flic).


Certes, Vandalium baisse le rideau ce 26 mars (à 20.00h), mais la pièce fait escale au Kulturhaus Niederanven le 28 mars (je sais, c’est serré) pour ensuite circuler au Mierscher Kulturhaus en mai, les 14 et 15/05.


Avant de filer au Mudam, à l’heure des cerisiers en fleur, me faut encore vous signaler une rencontre qui fait du bien. Celle du TROIS C-L/Maison pour la danse qui peaufine un événement rendant hommage à trois décennies de créations, et donc, cette édition spéciale 30e anniversaire a lieu les 3 et 4 avril (dès 19.00h): deux soirées dédiés à la présentation par 30 artistes de 30 miniatures chorégraphiques réparties en plusieurs séries, chaque série composée de différentes générations d’artistes, de différents styles, approches et techniques, durant 30 minutes. Vous pouvez choisir d’assister à l’une ou l’autre de ces soirées – ou aux deux ! L’évènement est entièrement gratuit et ouvert à toutes et tous. Infos: www.danse.lu



On souffle. On prend le temps, cette matière explorée/modelée au Mudam par un artiste rare, Ho Tzu Nyen, né à Singapour en 1976. Dont l’expo est habitée par deux motifs, d’abord (évidemment) le temps – l’artiste en est obsédé, à l’exemple du réalisateur Tarkovski qui cherchait à faire du cinéma l'art de «sculpter» le temps, pour mieux nous le rendre sous une teinte d'éternité  – et puis, le tigre, emblème asiatique ancestral, figure symbolique faisant le lien avec les esprits et entre les mondes animal et humain, aujourd’hui quasi exterminé mais qui n’en finit pas d’infuser les imaginaires collectifs.


Pour Ho Tzu Nyen, le tigre est une figure spectrale, liminale, capable de traverser l’espace et le temps. La preuve, dans la galerie Est du musée, avec One or Several Tigers, un théâtre de marionnettes géant et mobile, en cuir, inspiré d’une lithographie du XIXe siècle dépeignant George D. Coleman, architecte irlandais souvent qualifié de «premier architecte de Singapour», en tout cas, personnage déterminant du début de la colonisation singapourienne, Coleman, donc, en prise avec un tigre de Malaisie (visuel ci-dessus): c’est le combat de la nature et de la culture, de la magie et de la rationalité, de la force sauvage et de la prédation humaine. Expérience hypnotique.


Mais reprenons par le début.


L’expo, tout naturellement intitulée Time & the Tiger, est un parcours immersif en cinq installations d’envergure, déployées dans tous les espaces du niveau- 1, truffé de films, de vidéos et d’œuvres en réalité virtuelle qui ont pour point de départ le contexte de l’Asie du Sud Est, une notion datant de l’après-guerre et dont l’unité tient paradoxalement à sa pluralité et sa transformation. Et c’est donc l’histoire de cette région que l’artiste questionne, la façon dont elle s’écrit, se transmet à coups de mythes.  


Et ce sont ces récits, tout autant que la philosophie, le théâtre, la musique, la performance, et bien sûr le cinéma, tout comme les images qui circulent sur internet, qui nourrissent la pratique d’Ho Tzu Nyen, un enquêteur étrange, un collecteur d’indices dans une dialectique d’occultation et de révélation, un archéologue singulier dont l’oeuvre n’en questionne pas moins le présent de façon envoûtante.


Tout commence avec une série de tatamis, d’où tranquillement regarder défiler en vidéos(s) un passé tramé, une période trouble de l’histoire du Japon. Cette installation emprunte son titre, Hotel Aporia, à l’auberge située à Tokyo qui a abrité le dernier escadron de kamikazes. Le dispositif est un collage de récits construit à partir des trajectoires de six personnages, dont des philosophes de l’Ecole de Kyoto  – l’infini en était la notion centrale, un mixte de spiritualité et de philosophie occidentale héritée de Nietzsche – et des réalisateurs, Yokoyama (films d’animation) et Ozu, tous deux ayant contribué à des films de propagande durant la Seconde Guerre mondiale.


Dans ce récit polyphonique, où Ho Tzu Nyen a gommé les visages, des images d’archives se mélangent à des extraits de films des deux cinéastes, surtout d’Ozu, qui a passé ses années de guerre à Singapour, célèbre pour avoir filmé le monde depuis la perspective d’une personne assise au sol, à hauteur de tatami, ce qui a donc inspiré Ho Tzu Nyen pour son dispositif. C’est à la fois savant et sensible, personnel et en même temps historiquement édifiant. Pas grave si les références vous échappent, du reste, c’est l’occasion de rafraîchir sa géographie et de découvrir, par un biais inédit, un pan de l’influence de l’impérialisme japonais en Asie durant la Seconde guerre mondiale.


Dans la galerie Ouest, nouvelle expérience hypnotique. Avec T for Time: Timepieces. Une constellation d’images sur écrans LED, 43 petites vidéos qui s’illuminent dans l’espace noir du mur, un incroyable florilège, scientifique, poétique, esthétique, de représentations symboliques du temps, ça va de la flèche, de la bougie, de la rivière ou du chat, à des temporalités végétales (le tournesol par exemple) et à des instruments de mesure, dont le chronomètre de marine, l’horloge atomique, le pendule, en passant par les Amants parfaits (Perfect Lovers) de Felix González-Torres – soit deux horloges identiques, arrêtées à la même heure, accrochées de manière à se toucher  – ou par d’autres références à l’histoire culturelle, comme Psychose d’Hitchcock.


Chaque Timepiece dure une seconde, mise en boucle à un temps potentiellement infini. C’est abyssal, terriblement beau, incroyablement interpelant, comme une vie minuscule à l’échelle d’une année sur Neptune…


A ne pas rater jusqu’au 24 août, au Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean, Luxembourg-Kirchberg, où il est par ailleurs question de voiles et de voyages avec l’expo Nets for Night and Day de Lubaina Himid & Magda Stawarska, mais ça, c’est pour une prochaine fois…

 
 

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