Ce matin, 3 mots sont tombés dans ma tasse de café.
«Ouvraison», d’abord. Trois syllabes qui sonnent comme éclosion. En fait, l’ouvraison, c’est l’action de mettre en œuvre. Et dans les Ouvraisons imaginées par Jacques V. Lemaire et Jean-Paul Couvert (aussi poète), artistes luxembourgeois (de la province), tous deux titillés par le désir du premier geste, il est question de la mise en oeuvre contemporaine d’un retour aux origines (visuel ci-dessous). Voir naître la trace, le signe, l’instant qui s’incarne sur la toile… ça se passe dans l’Espace Beau Site, à Arlon, du 24/02 au 24/03, vernissage le 23/02, à partir de 19.00h – je vous raconterai…
Ensuite, il y a «murmure». Un mot qui sent le vent, le secret amoureux. En vrai, c’est le titre du livre ultime de Christian Bobin, disparu en novembre 2022 – et qui dès ses premiers écrits, «paria pour le salut par la poésie». «Suspendu à la grâce d’une virgule», Le murmure est un ouvrage testamentaire habité par les souvenirs d’enfance. Et par le ballet des étourneaux, parce que cette chorégraphie aérienne, d’une beauté confondante – vol à l’unisson, puis séparation instantanée devant un obstacle imprévu, puis retrouvailles sitôt l’écueil franchi – s’appelle … «le murmure». Chaque jour, ma campagne en reste bouche bée.
En nettement moins silencieux mais d’une beauté tout aussi confondante, notez le vol retour que les grues cendrées calligraphient à coups de lignes en V. Impossible de les louper, tant leurs «grus-grus» nasillards portent loin, comme un sifflet de train à un passage à niveau.
Et puis, il y a «goutte de lait», un bien joli nom, qui sied comme un gant au perce-neige (ou Galanthus Nivalis, «gala» signifiant «lait» en grec et «anthos» se traduisant par «fleur»). En tout cas, cette petite fleur blanche parfumée qui surgit à la fin de l’hiver, donnant lieu à moult légendes, est devenue symbole de consolation et d’espérance. Et mon jardin en a bien besoin sous le pis gris d’un ciel si bas qu’un canard s’est pendu (que Brel me pardonne le détournement de son sublime Plat pays).
C’est dans ce décor que je mets en oeuvre les graines artistiques du jour.
Du théâtre et une expo, à savoir: l’intimiste expo du Nationalmusée um Fëschmaart qui tire un attachant portrait de Joseph Kutter à travers… son art du portrait.
J’y viens ci-dessous, en ouvrant toutefois d’emblée une parenthèse à propos d’une vitrine où découvrir des photos qui mettent en contexte la vie du peintre Kutter (1894-1941), dont celle de sa maison natale, portant l’enseigne «Photographie. P. Kutter» (il s’agit de Paul, le père de Joseph), sise rue Wiltheim, à quelques mètres du musée, ce MNHA rénové/réaménagé en 2002, aujourd’hui renommé Nationalmusée um Fëschmaart (donc implanté Marché-aux-Poissons).
Photo aussi (notamment) d’un chat empaillé pendu par la queue «au-dessus d’un monticule de 25 kg de poudre de muscade». Késaco? En fait, cette photo date de 1994, lors du vernissage de l’expo Rendez-vous provoqué (visuel ci-dessus) accueillie audit MNHA, dont les murs «avaient cédé depuis peu la place aux peintures à l’expressionisme incandescent de Joseph Kutter», comme l’écrit Enrico Lunghi dans son édifiant article intitulé Le scandale au rendez-vous, publié sur le site de l’Aica (à lire et relire sur: aica-luxembourg.lu).
Bien sûr, le scandale dont parle Enrico Lunghi – qui était le co-commissaire de cette expo Rendez-vous provoqué réunissant 3 artistes luxembourgeois (Simone Decker, Antoine Prum, Bert Theis) et 6 Néerlandais – ne fait évidemment pas référence à Kutter mais aux réactions hostiles (c’est peu de le dire) suscitées par l’installation du fameux chat, œuvre de Berend Strik, «l’enfant terrible de la scène néerlandaise». C’était il y a 30 ans… et une démonstration de «l’ignorance du provincialisme luxembourgeois par rapport à ce qui lui semblait étranger: l’art contemporain». Est-on en droit de se rassurer en répétant que… c’était il y a 30 ans?
Avant de vous guider à travers Dem Kutter seng Gesiichter (Les visages de Kutter) – l’expo «investit telles quelles les salles Kutter» du Nationalmusée um Fëschmaart –, et tout en vous signalant le vernissage ce 22/02, à 18.00h, de Espaces de vie partagés, la nouvelle expo du LUCA -Luxembourg Center for Architecture (rue de la Tour Jacob, Luxembourg-Clausen) – , je dresse un bref topo de l’offre théâtrale.
Du théâtre, donc, en l’occurrence squatté par l’inoxydable Molière, selon une création en deux spectacles de 4 grandes pièces, L’Ecole des femmes, Dom Juan, Le Misanthrope et Tartuffe, afin de mettre en confrontation leurs personnages principaux, Arnolphe et Dom Juan, puis Alceste et Tartufle, et leurs intrigues, une fabuleuse mise en abîme, «un grand travail de coupe et de dramaturgie afin d’aller à l’essentiel des œuvres et ne pas perdre le cœur et la force de Molière», au Théâtre du Centaure, à l’occasion de ses 50 ans – aussi au Kinneksbond Centre culturel de Mamer (puis au Kulturhaus Niederanven, et au Cube 521 Marnach). Dès le 29 février.
Et par Harold Pinter, avec la toile complexe et captivante que les tromperies, soupçons, jeux de pouvoir, secrets, mensonges et jalousies tissent dans le triangle amoureux, démonté dans Trahisons au TOL (Théâtre Ouvert Luxembourg) à partir du 7 mars.
Aussi par Shakespeare, du moins selon l’enjeu de la dernière pièce programmée à neimënster, clôturant une série dont le nom, GEM, fait écho à la pierre précieuse, et qui, dès le 5 septembre, se transformera en véritable festival de théâtre (au demeurant, bisannuel).
Pour l’heure, GEM, c’est encore deux spectacle: Life on Mars? de la compagnie Thespis – le 23 février à 19.00h, salle Robert Krieps (en langue française, àpd 14 ans). Le fil rouge de cette pièce est le voyage sans retour d’un astronaute sur la planète Mars, ses motivations mais aussi ses doutes et ses angoisses. Pour autant, il s’agit non d’une œuvre de science-fiction mais d’une réflexion sur les solitudes contemporaines, fléaux de notre société hyper connectée. Si l’arrière-goût est amer, l’humour ne désespère pas.
Et puis, Macbeth muet, en avril (le 24/04, 9.00h), une adaptation inspirée du film muet avec ses cartons explicatifs qui guident le public et flirtant avec le grand guignol et le mélodrame, une version (sans parole) accélérée et sanguinolente des déboires du couple maudit déconstruisant la tragédie de Shakespeare avec un théâtre viscéral (visuel ci-dessus).
Accompagné·es d’éclairages et de musiques bien choisies, ainsi que de quelques accessoires de la vie courante – gobelets et assiettes en polystyrène, deux douzaines d’œufs, plusieurs nappes blanches, deux rouleaux de papier absorbant (pour les sorcières et la couronne du nouveau roi), des gants pour le four et une grande quantité de confiture rouge liquide représentant le sang –, les deux interprètes-marionnettistes, dont les visages sont légèrement blanchis comme le veut la tradition du mime, transforment la tragédie en une farce comique par leurs trouvailles et leurs jeux de scène.
Ah oui, j’ajoute Héritage, au Théâtre des Capucins – ces 23 et 24 février – , pièce qui interroge avec humour et provocation l’impact de la génération des parents sur l’avenir, face aux enjeux climatiques sanitaires et sociaux. «Gorgé d’espoir et de tendresse, un dialogue théâtral d’une immense complicité entre un artiste et sa mère, une coiffeuse à la retraite».
Et je n’oublie pas L’âge d’or, performance immersive et inédite: les visites guidées théâtrales du centre commercial Belle Etoile reprennent ce 23 février pour quatre représentations. «C’est barré et ça fait sortit le public autant que le théâtre de sa zone de confort» (dixit Bold magazine). Infos et réserv.: https://www.kinneksbond.lu/fr/event/lage-dor
Et si partir sur les traces du Titanic vous tente, rendez-vous le 1er mars, à 19.00h, à neimënster: la comédienne luxembourgeoise Esther Gaspart Michels et le pianiste français Matthis Pascaud mettent en relief (en français et en allemand) le texte épique et allégorique du poète allemand Hans Magnus Enzensberger. Avec Le naufrage du Titanic, Hans Magnus Enzensberger, disparu en 2022, «nous offre une méditation sur tous les naufrages individuels et collectifs, entre deux lieux d’écriture que sont Cuba et Berlin». Org.: Institut Pierre Werner, infos: www.ipw.lu
Enfin, nous voici au Nationalmusée um Fëschmaart, en tête-à-tête avec Joseph Kutter (visuel ci-dessus, photo Tom Lucas). Immersion dans l’intimité de l’univers de cet artiste luxembourgeois majeur, «l’un des peintres modernistes du Luxembourg les plus illustres», auquel depuis son ouverture en 1946, le Nationalmusée a consacré pas moins de cinq expos monographiques, c’est dire si Kutter occupe une place de choix dans l’histoire muséale.
Quoi de neuf, cette fois? Rien qui ressemble à une traditionnelle chronologie mais une saisie du contexte de l’époque et du milieu social du créateur, une mise en lumière des personnes qui l’ont côtoyé au cours de son parcours artistique, hormis des indices inédits sur sa technique, le tout à travers un focus singulièrement révélateur, celui du portrait. Et la sélection du genre éclaire «autrement» les nombreuses interprétations de l’oeuvre de Kutter, dont on croit tout connaître.
Tout part du Le champion, tableau qui a fait l’objet d’une campagne de mécénat et qui immortalise Nicolas Frantz, le double vainqueur du Tour de France (1927 et 1928) – au centre de la salle, le vélo en témoigne. Autour, s’alignent Suzanne, Le cheval de bois (le fils de Joseph), un Autoportrait et autres têtes de clowns (que ne renierait pas J. Ensor), autant de visages emblématiques, voire d’archétypes, typiques de la galerie de caractères que Kutter met en œuvre dans les années 30. Tout le vocabulaire est là qui dépasse la simple représentation: matières épaisses, couleurs chaudes, moule formel épuré, attitude aussi rigide que frontale, traits «modiglianiens», soit, visages étirés, plutôt blanchis, regard souvent absent, comme tourné vers l’intérieur, via des yeux réduits à des fentes. Comme une façon pour le peintre de trahir … son/un mal-être?
Parfois, Kutter peint au revers, comme dans Le débarcadère en Hollande, traces il y a d’effacements et de reprises – preuve de «l’incessante bataille que le peintre livre avec ses œuvres». Tout au long, d'admirables dessins préparatoires, avec un sujet exemplatif, celui du Pêcheur, remanié sur plus d’un an.
Et puis, sensible est la mini série de portraits des années 20, dont 3 portraits de femmes: son épouse Rosalie, La bâilleuse et Une femme accoudée, où Kutter à coups de pinceaux vibrants
» mais pour autant émotionnellement chargée – surtout dans le cas du portrait de Rosalie, enceinte de leur fille Catherine en 1924, pensive, un tantinet morose. Partant de là, ouverture il y a à la sphère sociale, aux relations proches du peintre, Kutter s’attardant sur certains instantanés familiaux, dont Rosalie penchée sur l’Enfant faisant ses devoirs, mais aussi sur «l’artiste collègue» Jean Schaack, portraituré jeune homme – «Schaack a contribué, aux côtés de Kutter, à l’établissement de la Sécession luxembourgeoise dans les années 1920».
La visite vaut assurément le détour, qui aussi ouvre un chapitre méconnu, transitant par des vues de la Villa Kutter, cette résidence de Joseph Kutter et de Rosalie Sedimayr construite au Limperstberg en 1928, «l’une des premières constructions de style Bauhaus au Luxembourg», en tout cas, un bâtiment très avant-gardiste pour son époque, avec sa façade saumon, suscitant curiosité et controverse (eu égard aussi à son «ancrage bourgeois» avec «chambres réservées à la gouvernante et à la nourrice»), et qui fut remanié à l’emporte-pièce au décès du peintre, et qui, aujourd’hui, «vient de faire l’objet de travaux de réhabilitation respectueux de l’esprit d’origine».
Dem Kutter seng Gesiichter. Nei Facettë vun eiser Sammlung, au Nationalmusée um Fëschmaart, reste accessible jusqu’au 1er septembre 2024, infos: www.mnaha.lu
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