Pendant le confinement, ces mois de mise en veille forcée, de l’expression artistique et des relations humaines (d’où le titre While you sleep de l’expo actuellement accueillie à la galerie Zidoun-Bossuyt), Martine Feipel et Jean Bechameil, plasticiens franco-luxembourgeois fusionnés en tandem, n’ont cessé de «raconter notre monde autrement», de nous proposer de l’habiter sensiblement, à coups de formes, simples et pures, fabriquées à la main, et grâce à une dynamique historique singulière tendue entre l’héritage moderniste (l’esthétique, la pensée) et le robot, le tout perfusé par un idéal en six lettres, la beauté, dont l’imaginaire et l’illusion seraient les deux mamelles.
Ce qui, au final, donne une série de bas-reliefs, motorisés ou non, de dessins et… de nids.
Le clou de l’expo, ou plutôt, son «corps» atypique, c’est Believer, une bague – c’est le premier bijou du duo, réalisé pour la collection de bijoux d’artistes de Diane Venet, collection qui sera exposée au mois d’octobre au Cercle Cité: oeuvre apparemment inattendue, sauf à savoir que ces deux rêveurs/chercheurs sont toujours friands de projets décalés, en même temps que d’utopies, toutes conformes, du reste, à leur engagement sociétal et environnemental.
En tout cas, en quelques grammes d’argent et de plaqué or, Martine & Jean réussissent à synthétiser tout ce qui distingue leur pratique, le côté rebelle y compris, grâce à un cabochon, qui se lit à la fois comme une amulette – un objet de protection – et comme une source de danger, la petite boule chapeautant la création/construction étant susceptible de recéler du poison, comme dans les antiques tragédies. Une façon d’être raccord avec l’histoire de l’art, avec la théâtralité aussi. Et, en passant, de ne bouder ni la jubilation, ni la poésie.
La mise en scène fait partie de l’arsenal des savoir-faire de Martine Feipel (née en 1975 à Luxembourg) et Jean Bechameil (né en 1964 à Paris), tout comme la sculpture, l’ingénierie et le son.
Le son? Oui, ce cliquetis d’horloge à remonter le temps, comme s’y emploient Martine et Jean, qui, fascinés par les utopies modernistes, en revisitent le vocabulaire, ou ce cliquetis comparable aux automates de Tinguely, voire au Ballet mécanique de Fernand Léger. De quoi générer tout un cycle, baptisé Automatic revolution, initié dès 2017 (cfr Theater of Disorder au Casino Luxembourg-Forum d’art contemporain), afin de mener une réflexion sur notre espace de vie et sur l’impact de la technologie dans notre rapport au monde.
Dans la galerie, deux œuvres poursuivent ce cycle, deux bas-reliefs motorisés, habités par un choix de formes géométriques élémentaires, triangles, arrêtes, demi-lunes et cercle. Un cercle rotatif qui, animant l’objet d’art, perpétue le manège du construire et déconstruire. Un manège aussi épuré qu’immaculé, ou presque.
Pourquoi presque? A cause d’un élément circulaire mobile, qui, lui, est bleu, et qui tourne… au milieu d’un objet factice, anachronique: le (ou la) radiocassette, moulé(e) en résine comme un faux vestige. Le vestige des musiques déroulées sur bandes magnétiques, le vestige de l’objet culte du New York des années 70/80, quand les ghettos-blasters se portaient à l’épaule en signe de protestation.
Et les révolutions, Martine et Jean aiment bien ça, les petites, plutôt métaphoriques, dont ils prennent le contrôle avec humour.
Et donc, pourquoi presqu’immaculé? A cause du matériau, son procédé de fabrication: du plâtre et un moule du genre recouvert de résine acrylique. Avec son toucher soyeux, de ton grège, ce matériau évoque à la fois le révolu et l’instable, le délitement, la ruine, la fragilité. Et ce matériau qui a un pouvoir d’illusion, de téléporter dans un ailleurs temporel, répond à la première préoccupation des artistes, à savoir: l’espace.
Et donc, au commencement, il y a l’espace. Et sa traduction artistique en trois dimensions, l’installation.
La preuve, déjà, en 2010, au Centre d‘art Nei Liicht de Dudelange, où Martine et Jean recréaient «un univers disloqué et bancal qui, a priori, échappe à toute logique». Ensuite, à la 54e Biennale de Venise, en 2011, où, aiguillonnés par «la nécessité de trouver un nouveau type d’espace», les artistes proposaient Cercle fermé, une installation qui, remettant en question la traditionnelle conception d’aménagement «obnubilée par les contraintes de croissance et de valorisation», tablait sur des «concepts d’action capables de répondre à la crise écologique et civilisationnelle que nous vivons». Soit, «modifier le quotidien, remodeler totalement notre monde, c’est cela dont il s’agit» (René Kockelkorn).
Alors a surgi Un monde parfait, une installation en phase avec l’architecture moderniste des années 50-70, avec les habitations sociales de cette époque, les «barres», celles-là qui promettaient précisément un monde parfait, beau et fonctionnel, mais dont l’idéal, vétusté oblige, s’avère désormais en décalage avec une réalité de ghetto et un imaginaire collectif en berne , terni.
Partant de cette vie disparue dans la poussière des dynamitages, de ce monde qui n’est plus, Martine et Jean n’en finissent pas de rêver à un avenir meilleur, citant la modernité avec un regard aussi critique que nostalgique, souvent amusé, et avec la distance et les contraintes propres à notre époque, histoire de «redessiner» une utopie citoyenne optimiste. Sous la forme d’un habitat partagé. La preuve avec les fours à pain et les nids.
Les fours à pain ont été/installés à Nantes en 2020, leur réplique miniature est visible dans la galerie.
Lesdits fours à pain sont éminemment participatifs, mis à la disposition des habitants d’un quartier de Nantes; ce sont deux monumentales sculptures géométriques, abstraites, sans ornement, mais parfaitement fonctionnelles, et surtout… en béton (recouvert de pierre de lave émaillée), dans la directe filiation du principe brutaliste cher au Corbusier, séduit par le caractère brut, «l’aspect sauvage, naturel et primitif» du béton. Ludiquement tempéré par des touches de couleurs primaires.
Avec Shelter, Martine et Jean installent sans ambages la nature au centre de leur réflexion. Les shelters, ou abris, ce sont des petites sculptures à réellement suspendre aux arbres – dans la galerie, elles «occupent tout le mur frontal de la grande salle» –, fabriquées de façon artisanale, en céramique, puis émaillées et colorées (du bleu, du noir, de l’orange, du jaune): des coloris prompts à enchanter le jardin (ou la forêt), peut-être aussi prompts à effaroucher... les oiseaux censés nicher dans cette «nouvelle forme d’habitat».
C’est que, voilà, les shelters font partie d’un projet élaboré en 2018, dédié à la survie d’une espèce menacée – les martinets noirs, en l’occurrence, ou Apus apus –, projet pour la cause joliment baptisé Cités d’urgences – Apus Apus, pour lequel Martine et Jean ont été primés (Prix COAL spécial 2018 art et environnement).
Et donc, afin de «permettre une cohabitation poétique et sereine» entre l’homme et l’oiseau, ces shelters, qui bouturent formes géométriques et organiques, «évoquent de curieux petits personnages» – des visages, des doigts, des nez en bouton ou en carotte –, de ceux qui nidifient dans l’imaginaire de l’enfance.
Servant de modèles aux volumes, il y a les dessins – Martine dit qu’elle a toujours beaucoup aimé dessiner – et dans la galerie, ça se traduit par la peinture, sur un support en rien précieux, ni préparé ni consacré, à savoir: le kraft, un papier d’emballage. Où voyagent des courbes – aussi larges que des pétales, typiques du motif floral art déco – et des lignes, où se perche… un oiseau.
Dès l’entrée de la galerie, juste déposé sur deux plots de bois comme une trouvaille archéologique, un splendide bas-relief non motorisé reprend le motif végétal, avec d'amples feuilles stylisées auréolant un arbre fantasmé, et débordant du fond «plâtreux» laissé en l’état dans un souci de sobriété, de totale épure (voir photo ci-dessus). Magique.
Et puis, comme pour boucler la boucle, il y a Dreamers, Lovers, un exemple abouti de polysémie ou de figure rhétorique plastique née de l’arbre (même photo ci-dessus). Concrètement, en trois pièces superposées, du haut vers le bas, la céramique émaillée figure d’abord une allégorie de l’arbre, puis la résine opère une empreinte fidèle de l’écorce d’un fragment de tronc et, enfin, c’est d’un réel tronçon d’arbre dont il s’agit «mais rendu abstrait par sa découpe rectangulaire». Tout l’art de la métamorphose. Ou toutes les métamorphoses dont l’art est l’agent secret.
While you sleep met en lumière la dynamique des interactions qui percole dans toute la constellation des matières, des formes, des représentations (détournées ou non), des procédés et des dispositifs (installations ou non) mis en œuvre par Martine Feipel et Jean Bechameil afin de nous aider à repenser le monde, sur le mode de la folie douce, et de la bienveillance.
Infos:
Galerie Zidoun-Bossuyt, 6 rue Saint-Ulric, Luxembourg-Grund: Martine Feipel & Jean Bechameil, While you sleep, sculptures, bas-reliefs, peintures, jusqu’au 13 mars. www.zidoun-bossuyt.com, tél.: 26.29.64.49.
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