Le Nobel de littérature a donc été attribué, et c’est une femme qui l’a raflé, et c’est Annie Ernaux, et je jubile.
Sinon? Eh bien, le brouillard floute les petits matins, ça sent le champignon et c’est l’heure de la migration… des grives et des pinsons.
Dans le décor, une nuit. Celle des musées a électrisé le monde l’art. Ça passe par l’artiste chaviré par la nature que fut Gast Michels (1954 – 2013), l’artiste des couleurs, des figures géométriques décontextualisées, des symboles graphiques et des signes d’écriture qui naviguent dans l’espace de la toile comme des rébus narquois, donc, Gast Michels à qui le MNHA (Musée national d’Histoire et d’Art) consacre une magnifique rétrospective, pendant que le Cercle Cité épingle ses oeuvres sur papier (pas de panique, j’y reviens tout bientôt).
Et ça passe aussi/ notamment par New Minett, qui, comme son nom ne l’indique pas, parle de la colonisation de Mars et d’utopies sociétales: c’est une expo, certes, diablement étonnante, mais d’abord un long processus pétri de recherches scientifiques et de témoignages, dont la scénographie, tapissée de noir comme un écran intersidéral, rend la Konschthal Esch méconnaissable, où œuvres d’artistes (cfr fossiles en coutures de porcelaine de Bénédicte Vallet, transhumaniste chorégraphie filmée de Justine Blau) et documents (audios & vidéos) cohabitent, où aussi éclate l’irréfutable complicité entre sciences et science-fiction.
Et ça passe enfin par le Mudam, avec Face-à-Face, un fantastique dialogue entre deux collections, celle d’art moderne du Saarlandmuseum Sarrebruck et celle d’art contemporain de Musée Grand-Duc Jean Luxembourg: franchement, ça ne rate sous aucun prétexte, jusqu’au 2 avril.
Avant d’épingler ces rendez-vous dont tout le monde parle, voici des expos x 3 qui, à raison, ne méritent pas qu’on les snobe. Soit: Diane Jodes chez Hans Fellner, Bea Bonafini à la galerie Nosbaum Reding et Valentin van der Meulen pour Reuter Bausch Art Gallery. Visa pour l’huile d’enfance, la tapisserie et le fusain.
Mais avant de vous y guider, impossible de ne pas vous suggérer d’aussi jeter un oeil (surtout les deux) sur l’accrochage, à la gare de Luxembourg, sous la verrière, de tirages grand format de photographies de Romain Urhausen parlant de réalités urbaines (jusqu’au 13 novembre), d’encore jeter un œil sur Best of Posters, une sélection de 100 affiches de la collection du Lëtzebuerg City Museum – affiches qui brassent des sujets politiques, administratifs, culturels, commerciaux et une expo qui illustre en même temps l’évolution du design graphique luxembourgeois et international au cours du XXe siècle (jusqu’au 14 janvier 2024). Sans oublier un crochet par les Rotondes, où l’artiste sonore luxembourgeoise Nika Schmitt crée des installations électromécaniques et des sculptures cinétiques in situ (on s’amuse avec Sweet Zenith dans l’espace sombre du cube jusqu’au 29 janvier 2023).
Enfin, il y a une histoire de ruisseau ou, plutôt, l’histoire de cet artiste exquis, le Lorrain Guillaume Barborini, qui «glisse ses mains entre l’eau qui file et la pierre qui se lisse»: une histoire en images qui, dans notre monde abîmé, dit la simplicité des gestes, «le murmure réjouissant, ressourcé, d’une échappée» – on découvre avec ravissement Les mains-ruisseau dans la vitrine «CeCiL’s Box» du Ratskeller (Cercle Cité) 7j/7, de jour comme de nuit, à partir de ce 13 octobre.
Bref, des jours en surchauffe comme une cocotte-minute.
On file au calme, avec Diane.
L’objet dans l’art, c’est une très vieille histoire. Et l’art de mettre en scène un récit intime et poétique au travers de l’objet, c’est tout le miel des nouvelles huiles de Diane Jodes, exposées chez Fellner contemporary.
Tout est parti d’une maison à vider. Non pas une quelconque maison, mais celle de la famille. Avec son grenier et ses tiroirs pleins de madeleines de Proust, ces choses endormies qui portent la trace d’un vécu enfoui… ainsi, soudain, réactivé.
Un travail de mémoire, donc. Surtout une plongée en apnée dans les reliques d’un temps perdu qui permet à Diane d’explorer ce lien singulier des générations qu’est la transmission – du reste, c’est le titre de l’expo: Preserve(s).
Bien sûr, ce n’est pas tant l’objet que Diane lègue, sa matérialité, que le souvenir que ledit objet ranime. Et souvenir parfois détourné, catalyseur d’un imaginaire, d’histoires inventées de toutes pièces. En tout cas, souvenir perfusé par des morceaux d’enfance, que l’artiste recolle ou qu’elle extrapole malicieusement. Ça va de la cuillère en argent ou de la médaille de baptême à la montre de première communion, sinon aux premières bottines – trophées réels, peints sans nostalgie – mais aussi à ces vases précieux qui trônaient jadis sur la cheminée que Diane, comme une Alice aux pays des merveilles, transforme en objet de jeu… interdit (photo ci-dessus: huile Wear it Gracefully) – est-ce qu’elle s’est vraiment «coiffée» de l’une de ces grosses poteries, s’y est-elle «glissée» comme on enfile un vêtement, allez savoir?
Ciseaux, appareil photo, tasse dorée font également partie de la petite mythologie de Diane. Aussi la chaise vide – métaphore de l’attente et de la présence/absence – mais curieusement flanquée, dessous, d’une paire de… pieds nus: pour le coup, l’objet sert de prétexte à la mise en scène d’un récit privé qui fait raccord avec l’Histoire de l’art, c’est que, oui, intitulée Vincent and René, l’œuvre ne ressuscite pas deux prénoms chers à la saga familiale, mais font référence à la nature morte (à la chaise) de Van Gogh et au surréalisme de Magritte.
Même glissement à la fois formel et sémiologique dans Mick the Cat, une (improbable) hybridation entre «le chat de ma mère qui avait pris l’habitude de se poser sur le rebord des toilettes» et l’urinoir de Duchamp.
Avec Diane, l’intime ne se galvaude pas, ni ne se livre sans filtre. Dans sa minimale façon de portraiturer les objets, de les maintenir à jamais vivants, la distance qui est à l’œuvre dit certes le combat contre l’éphémère mais surtout la pudeur. Ce qui n’empêche pas l’émotion de suinter dans Sparrow – moment suspendu d’un moineau solitaire, noyé dans un fond grisailleux, qui observe une boule de suif – ni l’humour: la preuve avec Family Portrait I, II, III, les seules eaux-fortes du lot, où dans l’attitude de trois petits singes – clin d’oeil aux célèbres «singes de la sagesse» –, Diane réussit à déclarer son amour filial et conjugal.
Diane Jodes parle d’elle pour parler de nous. Série facile d’accès, mais en rien naïve, à en juger par une dernière œuvre particulière, à savoir: des boîtes lumineuses qui dégoupillent les ordonnances religieuses consignées dans le missel, cet outil de prédication et d’enseignement encore privilégié dans les années 1960 et 1970, réservoir de mots incompréhensibles pour les enfants et… source d’inquiétude.
Infos:
Hans Fellner contemporary, 2a rue Wiltheim, Luxembourg: Diane Jodes, Preserve(s), jusqu’au 12 novembre, www.fellnercontemporary.lu
Et puisqu’on est dans la rue Wiltheim, restons-y, en compagnie de Bea Bonafini et sa marqueterie textile.
La galerie Nosbaum Reding propose une expo qui sort allègrement des sentiers battus, intitulée Unearthly bien que recourant… au fil élémentaire. Et donc, avec Bea Bonafini (née en 1990 à Bonn, vivant à Londres), c’est le retour au fait-main, à l’artisanat, compétence un tantinet refoulée dans notre quotidien rompu à la technologie, ce, afin de déchiffrer la relation ambiguë que ledit artisanat – celui qui utilise de préférence un matériau doux – entretient avec la peinture.
Zoom aussi pratique qu’esthétique: même si ça ressemble à l’art tapissier, la technique est celle, non pas du licier, mais celle du point noué, voire du flocage, spécifique à la fabrication de tapis. Ce faisant, Bea file le temps. Concrètement, elle découpe, assemble puis encolle des fragments floqués teints sur des fonds blancs; pour compliquer l’image, elle répète la fragmentation, fait dialoguer ou disjoncter les coloris et les motifs, plutôt géométriques, sinon abstraits. Au final, ses grands formats muraux (souvent flamboyants) sont autant d’alliances sensuelles ou rituelles (photo ci-dessus), où lire en vrac la complexité des relations humaines, une allusion aux mythes (dont les ombres de Platon), aussi une ode à la féminité.
En fait, socialement engagée, Bea façonne ses narrations «en mêlant des couches d’histoire personnelle à des collages d’histoire universelle»: c’est par ce langage visuel que l’artiste nous donne une lecture du monde qui l’entoure, mais une lecture où la notion de décoration et de confort (typique du tapis) est mise à l’épreuve. Comme pour déconcerter le spectateur.
En tout cas, c’est un travail de patience, celle-là dont on dit qu’elle est divine, venant à bout de tout, tout comme la poésie.
On ne boude pas son plaisir jusqu’au 5 novembre – www.nosbaumreding.com (notez que dans son antenne bruxelloise, la galerie invite Tina Gillen, première expo personnelle au retour de la Biennale de Venise: vernissage de l’expo Heat ce 13 octobre).
Un pâté de maisons plus loin, voilà Reuter Bausch Art Gallery, un autre rendez-vous de l’ambiguïté.
Est-ce de la photographie ou du dessin? Avec Valentin van der Meulen (né à Lille en 1979, vivant à Paris), le rapport à l’image est déroutant. Et le rapport de l’image à une réalité l’est tout autant.
A travers ses séries, l’artiste nous parle de végétation – gros plan sur un palmier d’intérieur qui barre une fenêtre –, de bouches – plutôt ouvertes sur un cri – et de mains enlacées comme trois piliers du vivre ensemble. A chaque fois, en amont, une photo en noir/blanc, ensuite méticuleusement reproduite sur papier, épousée au fusain. Et à chaque fois, une interprétation par la peinture ou par l’intervention de la couleur.
Dans la série «végétation», le noir gicle par la dynamique du geste de l’artiste (photo ci-dessus). Et les larges giclées noires de piaffer … sous le feuillage aussi arrogant qu’immobile, qui, pour le coup, devient une sorte d’acteur d’effacement. Un effacement qui, par effet boomerang, révèle d’autant mieux l’esthétique propre du trait.
L’effacement, libérateur ou révélateur, est aussi à l’œuvre dans la série des «bouches», en l’occurrence masquées par du papier de soie bleu. Et donc un mode de recouvrement, oui, mais tout en transparence, comme une façon pour la bouche de se réapproprier la parole.
Enfin, il y a Fil rouge, installation peu ou prou chaotique de dessins sur papier buvard, chacun représentant des mains serrées, chacun maculé par de grosses taches d’encre colorée s’écoulant d’un goutte-à-goutte (dispositif comparable au baxter de perfusion). Et l’encre de contaminer le dessin, altérant aussitôt son message.
Etrange travail que celui de Valentin van der Meulen, cachant et découvrant, et vice versa.
L’expo expire le 22 octobre, donc, on se dépêche – Reuter Bausch Art Gallery, 14 rue Notre-Dame, Luxembourg, tél.: 691.902.264, www.reuterbausch.lu
Comments