C’est par deux mots, «Je suis», une anaphore – figure de style utilisée par Zola (J’accuse), Malraux ou François Hollande (Moi président de la République) –, répétée pendant plus de cinq longues minutes, que se clôt Moi, je suis Rosa !, un monologue porteur de toutes les paroles de femmes, écrit par Nathalie Ronvaux, actuellement à l’affiche du Kinneksbond, Centre culturel Mamer.
Une anaphore puissante – qui rend justice/hommage à toutes les femmes du monde victimes, discriminées, discréditées, insultées, bafouées, battues, violées, excisées, répudiées, lynchées, toutes ces injustices et violences déliées comme une déferlante depuis #MeToo –, que la comédienne Céline Camara incarne dans sa chair, en un seul souffle continu et vibratoire, une performance aussi stupéfiante que bouleversante.
Céline, c’est un oiseau dans une énergie de guerrière.
Pour en arriver là, Nathalie Ronvaux embarque des symboles. Ancrés dans l’histoire du Luxembourg en même temps que dans un épisode qui a durablement secoué le milieu de l’art luxembourgeois, et bien au-delà, sa population aussi.
C’est que Rosa, qui se présente à nous, seule en scène, est une… sculpture. Forcément muette. En tout cas, dorée (photo ci-dessus © Bohumil Kostohryz). C’est une oeuvre d’art réalisée par l’artiste visuel féministe Sanja Ivekovic – née en 1949, à Zagreb, donc Croate –, une oeuvre prénommée Lady Rosa of Luxembourg… en référence à la figure de la philosophe et artiste marxiste Rosa Luxemburg. Ça sent d’emblée le parfum de scandale, et ce fut le cas.
Donc, d’un côté, il y a «Lady Rosa of Luxembourg», sculpture réalisée à l’invitation du Casino-Forum d’art contemporain et de son directeur artistique Enrico Lunghi, dans le cadre de l’expo Luxembourg - les Luxembourgeois. Consensus et passions bridées – c’est donc à elle que l’écriture prête vie. Et de l’autre, il y a la «Gëlle Fra» (ou «Femme en or»), invitée en creux: c’est un Monument du Souvenir, un obélisque dressé en 1923 sur la Place de la Constitution à la mémoire des soldats luxembourgeois morts lors de la Première Guerre mondiale, surmonté d’une allégorie de la victoire, due à Claus Cito, «un symbole d’homme dans un corps de femme».
Et voilà Rosa installée à quelques mètres de sa «cousine» la «Gëlle Fra», monument national. Toutes deux portent une couronne dans les mains, sauf que Rosa est… enceinte. On est en 2001 – il y a donc 20 ans, le spectacle marque l’anniversaire – et ça déchaîne d’emblée, dans tous les rangs, sur tous les fronts, des passions parfaitement… débridées. D’autant que sur le socle de Rosa s'ajoutent des inscriptions en langues française, allemande et anglaise, dont résistance, justice, liberté mais aussi virgin, bitch et kitsch … que Rosa elle-même trouve injurieux – du moins, c’est la traversée du miroir, typique du théâtre, qui lui donne (enfin) l’occasion de s’en expliquer, en l’occurrence accroupie au-dessus… de l’urinoir de Duchamp !
Pour ceux qui ignorent tout de cet épisode, et pour ceux qui ne l’ont en rien oublié, ou qui en ont été acteurs, la pièce est un bel exercice de mémoire – ça ne fait pas de mal, mais allez savoir si c’est exportable?
En tout cas, l’écriture va et vient entre le factuel (quasi journalistique) et l’introspection (parfois traversée d’allusions poétiques), entre une réflexion personnelle nourrie par la prise de conscience et une extension du domaine de la lutte perfusée par la sororité. Et par l’enjeu de l’art. Qui n’est pas juste là pour faire joli, qu’il s’expose dans l’espace public ou dans un lieu «consacré» – du reste, Rosa a été accueillie au Mudam (grâce à son directeur Enrico Lunghi) en 2012, sans que ça éteigne les tensions.
Surgit une autre anaphore. Belle. Efficace. «Je suis creuse», dit Rosa. Eh oui, c’est un corps creux. Qui pour cause résonne. C’est une caisse de résonance de mots, de voix. Que Rosa libère – elle qui se fend de lire un gros livre, le Larousse. Elle, que l’on a conspuée sans jamais lui demander son avis, prend la parole, et s’en interroge.
L’humour s’en mêle – distanciation salutaire –, le coup de gueule aussi. Par le biais notamment d’un secret conciliabule entre les deux «femmes», qui ont apparemment pris le temps (trois mois) de se faire des confidences, devisant sur leurs parcours et déboires.
La «Gëlle Fra» a été détruite par les nazis, puis reconstruite avant de disparaître pour refaire un jour surface sous la tribune du stade Josy Barthel et enfin, connaître son heure de gloire en s’envolant pour Shanghai en 2010, exhibée à l'Exposition universelle. Rosa a aussi voyagé, jusqu’à New York, au MoMa, de décembre 2011 à mars 2012. Sauf qu’aujourd’hui, elle croupit dans l’indifférence totale, quelque part, parmi d’autres boîtes de stockage d’œuvres – celles-là rameutées sur la scène, que Rosa hante, entre un Magritte (objet de rêve) et L’origine du monde de Courbet (œuvre de tous les fantasmes) ou qu’elle escalade allègrement.
Dans l’atmosphère mordorée, Rosa crève le silence…
Moi, je suis Rosa !, Dans une mise en scène d'Aude-Laurence Biver, c’est à voir absolument au Kinnesksbond (42 route d’Arlon à Mamer) les 7, 8, 9, 10 et 11 décembre, à 20.00h – www.kinneksbond.lu
Dans la foulée, impossible de ne pas déjà évoquer Femmes en résistance, une exposition qui, à neimënster, réunit trois artistes birmanes engagées, Nge Lay, Mayco Naing et Chuu Wai Nyein, qui «ont en commun de questionner la place des femmes dans la société birmane ainsi que la situation des minorités ethniques» (photo ci-dessus).
Le vernissage de l’expo a lieu dans le Cloître Wercollier le 10 décembre, Journée mondiale des droits humains, ce, à 19.00h, précédé à 17.30h d’une table ronde sur la liberté d’expression au Myanmar, initiée par l'Institut français du Luxembourg.
Sinon, en vous dépêchant, découvrez Clémentine, la nouvelle création chorégraphique de Rhiannon Morgan, avec représentation de repêchage le 4 décembre à 19.00h. Où? A la Banannefabrik, bien sûr – 12 rue du Puits du Puits à Bonnevoie.
Dans Clémentine, deux individus qui se cherchent, tentent de se trouver mais ne parviennent qu’à se perdre davantage. «Questionnant l’évolution de notre perception des histoires romantiques et de l’influence de l’image que nous construisons dans notre vie réelle et virtuelle, Rhiannon Morgan explore ce qui demeure immuable: notre besoin de contact, de partage, d’être aimé et valorisé par l’autre. Pour y parvenir, la relation et ses débuts sont poussées à l’extrême, prenant le public à parti.»
Dans le même lieu, réservez déjà Rouge est une couleur froide de Sarah Baltzinger, le 11 décembre à 19.00h et le 12/12, à 16.00h. Il s’agit d’un objet artistique protéiforme invitant au plateau la création chorégraphique, la performance musicale et les arts visuels pour cinq interprètes, le tout pensé dans un rapport singulier de dialogue avec le public. «Au travers de différentes tentatives de bestialité, de monstruosité et de déformation, les corps se jouent de mécaniques et de gestuelles qui témoignent d’une certaine étrangeté». Il est donc question du processus de transition identitaire et de l’ambivalence qui existe en chacun.e de nous.
Infos: www.danse.lu
Sinon, notez la conférence de l’historienne Patricia De Zwaef sur la collection des œuvres d’art d’Aline et Emile Mayrisch – fruit de 5 ans de recherches –, ce, le 7 décembre, à 19.00h, à l’Abbaye de Neumünster. Réserv.: billetterie@neimenster.lu, tél.: 26.20.52.444.
«Au fil des premières années du XXe siècle, Aline de Saint-Hubert réunit avec son époux Émile Mayrisch un ensemble significatif d’œuvres d’art postimpressionnistes composé d’une part des artistes néo-impressionnistes Théo Van Rysselberghe, Paul Signac et Henri-Edmond Cross et d’autre part les Nabis Edouard Vuillard, Pierre Bonnard, Maurice Denis et Ker-Xavier Roussel. Les plus grands sculpteurs français de l’époque, Rodin, Aristide Maillol, Antoine Bourdelle, François Pompon et Charles Despiau, sont également représentés».
Une collection aujourd’hui dispersée dans le monde (dont au Musée d’Orsay et au Metropolitan Museum de New York). N’est-il pas enfin temps de mettre à l’honneur ces premiers collectionneurs d’art moderne luxembourgeois qui ont apporté tant d’œuvres majeures sur notre territoire?
Org.: Institut Pierre Werner en partenariat avec le Cercle des Amis de Colpach.
Pour finir en beauté, filez aux Rotondes pour le grand final de «Multiplica», biennale d’arts numériques. Encore demain, le 4 décembre, ne ratez pas AnthropOcean (photo ci-dessus), le projet mené depuis septembre par les artistes luxembourgeois Ganaël Dumreicher, Michelle Kleyr et Lucie Wahl, explorant les fonds marins pour en dresser un portrait bien moins reposant que Le Monde du silence du commandant Cousteau.
Lors de ce grand final, le projet s’étoffe d’une expérience audio-visuelle à 360° de 10 minutes dans la Rotonde 2. «Au croisement de l'art, de la science et de l'écologie, l’installation immersive prend appui sur des recherches scientifiques et des enregistrements réalisés aux endroits les plus bruyants de la Méditerranée».
Infos: multiplica.lu
Un dernier mot encore. Je m’en voudrais de ne pas vous signaler qu’Aline Forçain, plasticienne naviguant entre Bruxelles et Luxembourg, expose actuellement à Ixelles, dans un lieu incroyable, baptisé Kult XL Ateliers, au 23a rue Wiertz. Intitulée Mais, c’est un vieux paysage, l’expo en duo avec Sybille Deligne, est accessible jusqu’au 24 décembre 2021, du mardi au dimanche de 11.00 à 19.00h.
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