J’en suis là, à regarder les jonquilles qui se hasardent à sortir leurs frêles têtes jaunes, et ce dont il me faut curieusement vous parler, c’est de deux géants américains, l’un encore vivant, Frank Stella, peintre aussi sculpteur, né en 1936 – l’expo que lui consacre actuellement la galerie Ceysson & Bénétière à Wandhaff/Windhof (Koerich) est une exclusivité – et l’autre, Jack Kerouac, écrivain né il y a 100 ans (mort en 1969). Deux icônes, deux modes précurseurs d’emprunter… un chemin.
Alors, oui, je vais m’attarder sur l’impressionnante expo de Stella (en fin de post), quant à rattraper Kerouac, «ange vagabond», «trop esclave du bavardage et de la langue pour apprendre à peindre», «il est toujours un peu plus loin sur la route»…, juste le temps de rappeler qu’il a dactylographié le premier manuscrit de sa célébrissime «échappée routière» On the road sur «un long rouleau de 120 pieds, pour ne pas devoir s’arrêter pour changer de page et perdre le rythme».
Allez, on garde le rythme, on prend la route. Sans compter les pieds. D’une plume à l’autre (eh oui, mars est un mois à la langue bien pendue), d’un corps à l’autre (parce que la danse, «exploratrice des profondeurs de l’âme», réagit comme une éponge aux colères et aveuglements du monde, du 3CL à l’Escher Theater), et d’un espace à l’autre: là, je vais brièvement prendre une tangente, pour évoquer Faraway So Close (Si loin si proche), l’installation picturale de Tina Gillen, qui nous parle de paysage et de façons d’habiter, réalisée pour le Pavillon luxembourgeois (Sale d’Armi), à la 59e Biennale de Venise, laquelle ouvre le 23 avril. On y reviendra, mais déjà sachez que ….
Tina, qui utilise depuis longtemps le motif de l’habitation, a scénographié la Sale d’Armi, bâtiment du XVe au cœur de l’Arsenale, comme un espace cinématographique. Et pour cause, le titre de son installation fait référence au film éponyme de Wim Wenders (1993), où, sur fond de Mur de Berlin tombé, il est question d’un ange, Cassiel, qui regarde le monde.
Et donc, Faraway So Close, c’est un point de vue, qui joue à la fois sur l’espace – environnemental ou privé, en relation avec la surface de la toile – et sur les échelles, les dimensions, ce, afin d’en mettre plein la vue au visiteur et puis, à coups de découpes de perspectives, de distorsions, de déplacements de contexte, de transpositions ou déformations d’alors mettre notre regard en doute, oscillant entre figuration et abstraction.
A la base des peintures, des photographies. Sur la toile, du bleu, celui qui dit l’infiniment grand, le ciel et la mer. Et là, souvent des maisons. Pavillonnaires ou non, en fragments ou non. Tout un jeu architectural. Dont le refuge, isolé, au bord de l’immensité marine: «plein d’images entrent dans notre espace privé, à chacun de faire le tri».
Et dans Faraway So Close, une surface peinte gigantesque (un acte physique) qui «mélange les interprétations», qui dit à la fois le soleil et l’explosion, la chaleur et l’agression. «Tout ça crée comme un paysage, qui impressionne». «J’y ai abordé les quatre éléments naturels (le vent, l’air…) – ce qui est invisible aux yeux, ce qui est difficile à peindre –, en lien avec le changement de l’environnement dû aux changements climatiques. Ça télescope la question de ce qu’est le paysage en peinture aujourd’hui. Mais aussi, ce qu’est l’habitation par rapport à la montée des eaux», eu égard à l’actualité des inondations, eu égard aussi, bien sûr, à la problématique de Venise, «à l’importance d’aborder la lagune comme une observation de vie» (photo ci-dessus, oeuvre Sealevel IV, 2022, acrylique sur toile, 270 x 440 cm, Photo: Florian Kleinefenn ©Tina Gillen/ Courtesy of the artist).
C’est parti.
Chaque jour, je marche. Au hasard, ou non, parfois à travers des miroirs d’eau, m’étonnant chaque fois de la façon dont la pluie dépose un arbre, ou une maison, comme «un tableau sur le trottoir» (merci André Faber, dessinateur-poète). Tout un art. Comme l’est d’ailleurs la marche, un «art tranquille du bonheur» (selon David Le Breton, sociologue).
C’est dire combien cet art marcheur a toute sa place «dans un monde instable… où s’oublie la valeur éphémère du moment».
Or «l’éphémère», c’est précisément le thème qu’arpente le Printemps des poètes, qui, au Luxembourg (PPL), franchit son édition anniversaire, la 15e, du 22, 23, 24 avril – j’en profite pour signaler à tous les inspirés, les révoltés aussi, en vers ou non, que la date limite de participation au 11e concours de poésie multilingue organisé par ledit PPL est fixée au 31 mars, infos: jeuneprintemps@printemps-poetes.lu
Dans notre même monde instable, il y a donc aussi le langage… du corps. Celui, unique, de Po-Cheng Tsai, phénoménal chorégraphe taïwanais, est une possible voie d’accès à une paix intérieure, sinon, déjà, de possiblement libérer une «rage inexprimée». Et justement sa pièce (de danse) Rage, librement «inspirée d’un thriller psychologique japonais de Yoshida Shuichi, adapté en film par le réalisateur Lee Sangil en 2016», intègre une réflexion «sur les effets induits par chaque évènement social majeur». Voilà qui fait résonne comme un tambour dans le sillage de la pandémie et de l’actualité de guerre. A vivre au Escher Theater, ce 19 mars, à 20.00h (forcément, il faut se dépêcher pour réserver). Infos: theatre.esch.lu, réserv. tél.: 2754 -5010 -5020 ou reservation.theatre@villeesch.lu
En fait, ce 19 mars, veille de l’équinoxe de printemps, vous offre un choix danse cornélien. Puisque, raccord avec notre instable monde, perclus de solitudes, de frustrations et surtout de manque d’empathie, le Trois C-L revisite le mythe de Narcisse tel qu’incarné par le danseur-chorégraphe Saeed Hani, né en Syrie, aujourd’hui installé à Trèves, directeur de la Hani Dance Company, «convaincu qu’en écoutant le rythme intérieur et extérieur de nos corps et de notre environnement, nous pouvons mettre le feu à la scène».
Et donc, en première luxembourgeoise, voici The Blind Narcissist (photo ci-dessus), dernière création de Saeed Hani, une performance interdisciplinaire (unifiant chorégraphie, arts visuels, nu et art spatial) qui nous plonge dans une histoire d’amour autodestructrice: entre un homme (Narcisse) qui ne peut exprimer de l’amour et de l’admiration qu’à son reflet, et son partenaire, le déséquilibre conduit inévitablement à une lutte sans merci. On n’y résiste pas à la Banannefabrik (12, rue du Puits, Luxembourg-Bonnevoie), le 19 mars, donc, à 19.00h (là aussi, réservez, ça urge), www.danse.lu
Foutre le bordel
Ça, c’est le titre et l’effet que produit l’un des morceaux les plus décoiffants de Paradigmes, le troisième album sorti au printemps 2021 de La Femme, loufoque groupe yé-yé-punk-surf-new wave français fondé par Marlon Magnée et Sacha Got, servi par des musiciens décalés, doté d’un grain de folie et d’un goût du show. Le concert, programmé dans le contexte du Mois de la Francophonie, a lieu à Den Atelier (rue de Hollerich, Luxembourg) aussi ce 19 mars (19.00h), Vous avez donc du choix, et l’embarras qui l’embête.
Avec Frank Stella, un des représentants de l’Op Art, ça décoiffe aussi. Hop, on arrive à Koerich, à la galerie Ceysson & Bénétière.
L’expo – un panel d’une vingtaine d’œuvres de 1986 à aujourd’hui – s’intitule Salmon rivers of the Maritime Provinces, en écho à la passion de pêcheur du phénomène Stella. Pour autant, pas de poissons, mais des assemblages sculpturaux en résine, bois et métal, qui font allusion à la fois à la mécanique et à l’organique – avec une indéniable référence aux formes libres/extensibles de Tony Cragg – , très colorés (peinture de carrosserie) et suspendus à des socles-présentoirs surprenants. Autant d’assemblages en lévitation, mais à possiblement libérer de leur support, pour au final, flotter dans l’eau de l’espace.
Une démarche que parachève Monel Star, une colossale géométrie architecturale, une monumentale étoile fantasmée en acier monel poli de six tonnes, prête à décoller comme une fusée – du reste, Monel Star est une exclu mondiale.
Retour à la rivière. Au lit de la pratique Stella, à son bouturage de picturalité et de volumétrie, où des anciennes bandes qui ont fait sa réputation, subsiste, comme un vestige, la récurrence du motif de la grille.
Aux tableaux, nous y voilà. Toujours grands formats et par séries. Avec les papiers d’abord, les gravures, ou, plutôt, des déclinations de gravures existantes, des variations/reconsidérations rendues uniques à coups d’interventions peintes, de collages, de juxtapositions, d’inserts et surtout de découpes.
Et puis, les toiles, où exulte l’invention de Stella, celle de la découpe. Soit, sur la surface, un entrelacement d’une multitude de formes découpées, où percolent des arabesques de couleurs acidulées, sinon graphiques. Résultat? Une impression de relief, voire de trois dimensions. Une technique qui exploite la faillibilité de l’œil (photo ci-desssus: vue de l’expo ©Studio RémiVillaggi. Courtesy C&B).
En clair, Stella est un expert en illusion(s), entre ce que l’on croit lourd et qui ne l’est pas, entre matérialité et abstraction, planéité et spatialité, entre l’alvéolé et le compact, tout en confondant/brouillant aussi les milieux: air, mer et interstellaire.
Au bout de 12 ans d’allers-retours avec New York, Ceysson est ainsi parvenu à décider Frank Stella d’exposer dans ses galeries, et donc, après Lyon en automne 2021, Luxembourg le valait bien.
Infos:
Galerie Ceysson & Bénétière, 13-15 rue d’Arlon, Koerich/Wandhaff: Frank Stella, Salmon rivers of the Maritime Provinces, peintures, sculptures, jusqu’au 7 mai, tél.: 26.20.20.95, www.ceyssonbenetiere.com
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