Dans ORLAN, il y a «or». Et ORLAN, vous connaissez? C’est un pseudonyme écrit en lettres capitales pour «ne pas entrer dans le rang», pour sortir de la ligne … et/ou faire bouger les lignes, c’est le pseudonyme de l’artiste plasticienne transmédia et féministe française qui, en version spectaculaire, hyper médiatisée et polémique, s’est fait greffer (dès 1990) deux prothèses non sur les pommettes mais sur le front, comme deux petites bosses… «aujourd’hui devenues un argument de séduction» – une opération au demeurant mise en scène, une performance documentée en photographies couleurs. «J’interroge le phénomène de société. Quelle matérialité serait le plus en adéquation? La chirurgie esthétique est un phénomène de société, je l’interroge donc en le déréglant». Mais encore?
Réponse dans Ceci est mon corps… Ceci est mon logiciel. Non pas une monographie classique, mais une exposition manifeste. Proposée par Ceysson & Bénétière dans ses vastes espaces de Windhof (ou Wandhaff) à Koerich. Et c’est magnifique. De sculptures en photographies et peintures, collages de photocopies aussi (œuvres de 1977 à (re)découvrir) – «je ne suis pas une artiste inféodée à une technique», du reste, ORLAN est viscéralement allergique «au formatage qui empêche de vivre» – il est fondamentalement question du corps.
Du corps ORLAN. ORLAN réinventée – «soi est une fiction construite par les autres, le passé, l’environnement, les parents». Et il est question de la femme. Sujet (non plus objet). A sortir du cadre… de la représentation, et de tous les cadres (religieux, culturels, sociétaux, politiques) qui la fabriquent depuis la nuit des temps – en intime conformité avec la fameuse citation-conviction de Simone de Beauvoir, extraite de son essai philosophique Le Deuxième Sexe, «On ne naît pas femme: on le devient».
«Je fais du transsexualisme femme-femme, entre la femme que je veux et la femme qu’on m’a dit d’être».
Et donc, il s’agit non de viser le beau mais la transformation. Et l’art ORLAN est celui de la défiguration-refiguration, de l’hybridation. Toujours est-il, et c’est un paradoxe, que la performance est aussi belle que provocatrice. Et son résultat… de toute beauté.
En l’occurrence, la preuve en drapés et autres sublimes plis – visuel ci-dessous, ORLAN en Grande Odalisque d’Ingres (1977, photographie en noir et blanc, 147.5x207cm ©A.Mole-Courtesy C&B), et Ingres, champion de la doctrine du beau…
Aussi, il est écrit qu’ORLAN «s’oppose au standard de la putain et de la maman».
Maman? La mienne, recluse aujourd’hui dans ses souvenirs, n’a pas lu Le deuxième sexe. Elle reste, à 94 ans, une inconditionnelle du linge impeccable. Ce qui me fait rebondir sur un commentaire de Lacan: «Elle n’a pas la moindre idée du corps qu’elle a à mettre dans cette robe. Il n’y a personne pour habiter le vêtement » (…) Il y a un vêtement et personne pour s’y glisser. Elle n’a de rapports existants qu’avec des vêtements».
Avec ORLAN, qui ne serait pas devenue qui elle est «si elle n’avait pas fait un énorme travail sur elle-même», qui a beaucoup lu – psychanalyse (dont Lacan) et philosophie (dont existentialisme) – point de vêtement mais cela, le drapé – hérité du baroque, ce «monstre du classique» qu’elle éprouve –, le pli, idéal pour révéler, exalter sinon érotiser ou, au contraire, cacher, escamoter ce corps qui dans l’imaginaire occidental depuis l’Antiquité grecque, est nu.
Et ORLAN, dans le vaste et ambigu sujet plissé, d’aussi émanciper les plis, d’ainsi réaliser en résine polyester de monumentales Robes sans corps, splendides sculptures en version noire, argentée et dorée, des empreintes de corps absents… pourtant incroyablement présents, par cette forme en amande, une vulve, creusée par le pli retombant – visuel ci-dessous (vue partielle de l’expo, au centre, Différences et répétitions. Robe sans corps. Sculpture de plis (dorée), 2009. Sculpture en résine polyester et peinture, 190x120x130 cm ©Studio Rémi Villaggi-Courtesy C&B).
En vérité, ce à quoi fait allusion Robe sans corps, c’est à la castration religion: «les religieuses enfermées dans un couvent ont perdu leur corps». Ah, «la religion qui nous demande de choisir entre bien et mal», c’est la grande malédiction d’ORLAN. En raccord croisé avec «notre société de mères et de marchands», et avec le baroque perfusé par «deux modèles d’extase, Marie-Madeleine et Marie». «Le baroque est un monstre, la femme est un monstre et j’interroge les deux monstres».
Dans l’intervalle, il y a les plis, la lumière qui les anime, leurs effets dynamiques; il y a le drapé, qui joue sur l’identité, faisant une incursion sur le fronton sociétal, féministe, et qui peut aussi, selon Lacan, exprimer des émotions. Mais je vais trop vite en besogne.
Retour à maman, et bond, par drapé interposé, au travers des expériences plastiques de la semaine.
Avec maman, au milieu des très nombreux et très vieux albums photos qui s’étagent dans l’armoire – faudrait faire un tri, refixer les visages qui se décollent, remettre un prénom sur les couleurs déteintes –, l’important est toujours de partager un repas, c’est sa manière de dire que l’amour (se) dévore, du coup, d’image en image, la table se fait belle, encore davantage quand elle se nappe de fête. Verte et blanche pour l’avril où «tout est éclos» (dixit Ovide), et en lin, d’autant, selon maman, que ce serait l’étoffe qui se prête au mieux au nid – c’est pourquoi, par ailleurs, elle tend les lits de blancs draps de même matière.
Et justement, dans un album exhumé, feuilleté à quatre mains, sur une photo de l’avril qui ne se découvre pas d’un fil, l’avril aussi des œufs en chocolat, une longue nappe. En tout cas, une immaculée pièce de tissu, à l’évidence lessivée séchée au grand air – la botte secrète du rituel maternel –, précisément rescapée du récent et douloureux vide-maison. Et désormais par moi rangée pliée. Comme quelque chose qui donne du corps à l’absence.
C’est ainsi donc que commence mon histoire du jour. Dans de beaux draps.
L’histoire ricoche sur les photos de Lisa Kohl (L), exposées dans la galerie Reuter Bausch – je vous ai parlé dans mon précédent post de ses formes textiles sculptées par la grâce d’une force invisible, le vent, un sanctuaire d’apparitions-fantômes, métaphores des victimes de l’exil, de leurs rêves disparus en mer.
Une histoire qui s’attache ensuite à l’Américaine Tourmaline, artiste, écrivaine et militante transgenre, en l’occurrence lauréate du Prix Baloise 2022, accueillie pour la cause dans la Collection du Mudam où elle expose quatre autoportraits photographiques monumentaux éclairant «les parts d’amnésie d’une histoire hégémonique» liée à l’esclavage et à l’invisibilité des corps queer et noirs – engloutie dans les larges pans de tissu blanc de sa robe bouffante, archétype de l’habit de mariée faisant en même temps écho à la végétation luxuriante qui l’entoure, Tourmaline, fleur artificielle parmi les plantes naturelles, diffuse une vision positive, célébratrice, émancipatrice ou… pollinisante, eu égard au jardin jadis «réservé au Blancs» où elle inscrit sa propre image. Je m’y attarde tout bientôt.
Tout comme je vais revenir (permettez cette parenthèse) sur les 2 autres actuelles expos du Mudam, l’une, installatoire, baptisée Machine à sens, consacrée à Michel Majerus, la seconde, intitulée Conduits, concentrée sur l’œuvre de jeunesse de Peter Halley, soit, sur les années 80, en un corpus de 30 peintures majeures: certes, tout le langage de l’expressionnisme abstrait américain (bonjour Rothko) ou de l’abstraction géométrique y passe, mais à travers ses prisons et cellules, c’est de l’environnement social dont parle Halley, et d’abord, singulièrement, de son isolement personnel, à New York: à y regarder de près, Halley, qualifié de théoricien, réputé comme tel, se raconte sous un angle inédit, celui d’une peinture existentielle. Immersion jusqu’au 15 octobre.
En attendant, mon histoire plissée du jour prend surtout une autre dimension avec ORLAN.
Une artiste unique, un personnage surprenant, punchy et empathique, forte mais sensible – ne dites pas fragile! –, intense et d’une patiente écoute. On peut parler de tout. Mais pas de Dieu, ni d’esprit. Pas même de lumière, sauf purgée de sa notion spirituelle ou métaphysique. Il n’empêche, la lumière suinte de partout. Je dis beauté, sauf que l’art d’ORLAN, qui relève de la performance totale, s’insurge: «La beauté, c’est le diktat d’une idéologie à un moment donné, dans une géographie donnée». Et l’artiste qui souffre peu de rester dans le cadre, de casser les normes admises/convenues, limitantes/étroites: elle dit «amener laideur, monstruosité».
On parle de l’inné – ORLAN «n’accepte pas le masque de l’inné» –-, du regard – «c’est le cerveau» dit-elle –, bien sûr de la femme – «être femme, c’est un handicap sociétal et biologique» –, aussi du pilori chrétien – et ORLAN de créer des Assomptions décalées, des Saintes effrontées…
Une artiste unique, donc, et une oeuvre du même acabit, à la fois radicale et généreuse. ORLAN corps… masquée, greffée, augmentée, hybridée – dans ses récentes Self-hybridations photoshopées en couleurs, l’artiste prête ses yeux et sa bouche aux figures anthropomorphes mayas (mêmes défigurations-refigurations dans le contexte des cultures précolombiennes (en 1998) et africaines (en 2000)).
C’est aussi ses yeux et sa bouche qu’elle implante dans les traits de Dora Maar, amante et muse de Picasso, «artiste phénoménal, mort il y a 50 ans et qui continue à donner des leçons à tout le monde». Pour autant, Dora Maar est une femme qui pleure et ORLAN de revisiter l’œuvre avec une colère déformant les orbites, mordant de toutes ses dents. Des collages photographiques intentés «pour que les femmes qui subissent sortent de l’ombre». Parce qu’ORLAN se dit «inconsolable… de cette période où le féminisme naissant allait tout régler à jamais».
Cqfd, l’oeuvre d’ORLAN reste un combat d’actualité, indispensable, qu’elle livre en travaillant sur la représentation, partant du corps, le matériau même de l’art, de cet art qui «transforme le corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe». Tel est le principe bâtisseur du manifeste ORLAN, à savoir: L’Art Charnel, «un travail d'autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de notre temps (…). Il s'inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité».
Et justement, l’une des singularités de l’inédite exposition de Ceysson & Bénétière, c’est de mettre admirablement au jour, en une cinquantaine d’œuvres, de 1965 à 2022, la façon dont ORLAN a embarqué les outils «de son temps», depuis les photographies (en noir & blanc) Corps-Sculptures, les collages rehaussés, la performance – dont le célèbre Baiser de l’artiste, une installation performative présentée à la FIAC en 1977, où l’amazone et madone ORLAN, via la photographie grandeur nature de son corps nu, proposait aux visiteur des baisers au prix de cinq francs, pièces à insérer dans une fente du buste, un pavé dans la mare du rapport art-argent et de la marchandisation du corps féminin – , les drapés, la chirurgie, la photo numérique, la retouche infographique, les sculptures de plis jusqu’à l’intelligence artificielle et la robotique (ce que du reste confirme le titre de l’expo, Ceci est mon corps… Ceci est mon logiciel).
Constat subsidiaire final, l’art d’ORLAN est dérangeant. C’est le moment d’évoquer son interprétation réalisée en 1989 de L’Origine du monde: la version est une photographie représentant un homme aux jambes écartées, pénis en érection – phallus symbole du pouvoir souverain, organe moteur de tous les conflits géopolitiques, origine pour le moins de la guerre des sexes – travestissant ainsi l'iconographie féminine de Courbet. En tout cas, l’art d’ORLAN dérange comme un grain de sable qui grippe un rouage. Le rouage sociétal discriminatoire borné. Et le ronron ou flonflon du rouage artistique.
Alors, subversif, oui, mais non dénué d’humour, de distance. Ni de poésie. D’ailleurs, ORLAN écrit des chansons, des slows, qu’elle se prépare à presser sur… vinyle, avec de vrais musiciens – non pas des algorithmes. Donc, ORLAN collé-serré, chez soi, loin du dance floor techno. Reste à savoir où va mener ce rapprochement des corps (qui est aussi l’occasion de questionner la musique). Et qui mènera la danse?
Infos:
Ceysson & Bénétière, 13 - 15, rue d’Arlon, Koerich /Wandhaff: ORLAN, Ceci est mon corps… Ceci est mon logiciel, jusqu’au 13 mai 2023, tél.: +352.26.20.20 95, www.ceyssonbenetiere.com
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