La madeleine de Proust de saison, c’est la boule à neige. Qui remonte, paraît-il, à l’Expo universelle de 1878. Une fois secouée, c’est la tempête de flocons assurée. C’est la relique de mes premiers Noëls, extirpée – avec un âne de plâtre, des grelots en métal doré et une paire d’étoiles – de la boîte à cheveux d’ange dont on emmaillotait le sapin comme une momie. C’était un sapin de plus 2 mètres, installé chaque année au même endroit, face à la table où une assiette restait vacante pour l’invité surprise. Et la table était immense. Du moins, c’est le souvenir que j’en ai, passant des heures assise dessous, comme l’été dans une cabane.
Et la neige tombait – déjà, je savais que c’était beau.
Et qu’il y avait toujours un rouge-gorge sur les cartes postales. Colportant ainsi une légende, celle qui raconte que malmené par un vent glacial, rabroué par le chêne et le hêtre, l’oiseau trouva finalement asile dans un sapin, qui, en échange, obtint que son feuillage reste vert.
Allez, il est Noël moins 2, le solstice d’hiver est arrivé, la nature entre en plein sommeil et les nuits freinent doucement le leur. Mais pas le moment d’éteindre les bougies.
Ni les lanternes, en l’occurrence celles d’Isamu Noguchi. Ça se passe dans le Pavillon, clocheton de verre du Mudam. Spectacle immédiat, transport imminent.
A Isamu Noguchi, sculpteur et designer américano-japonais (1904-1988), on doit les iconiques lampes Akari, mille fois copiées (vendues entre autres dans une chaîne scandinave de meubles prêts à monter), jamais égalées. Dans le Pavillon du Mudam, 30 lampes sont suspendues graduellement, soit: une sélection de 12 modèles (parmi les 200 existants, où percolent divers héritages, dont de Brancusi), non pas des originaux, certes, mais des éditions (par Vitra) toutes signées.
Aussi diaphane qu’une aile de papillon, la lampe Akari est née à Gifu, le créateur Noguchi étant alors inspiré par une pratique de pêche au cormoran de nuit, avec des lanternes accrochées à l’avant des bateaux, toutes enflammées, fabriquées selon la technique ancestrale du washi, papier provenant de l’écorce du mûrier. Aériennes par suspension, les lampes Akari forment ainsi (au Mudam) une canopée, qui dit l’alliance du céleste et de la nature en même temps que la transmission artisanale, sa perpétuation par le voyage.
Mais Noguchi n’est pas tout seul. Dans son sillage formel et parabolique, il y a Danh Vo… et son installation botanique et minérale, conçue en résonance, qui tisse un récit où il est question de savoirs traditionnels, de transferts culturels, du «processus de construction d’identités individuelles et collectives» et du rôle social mais aussi spirituel de l’art dans le monde moderne, un art qui passe… par le jardin.
J’ai dit Danh Vo? C’est que a cloud and flowers (Un nuage et des fleurs, c’est titre de l’expo, photo ci-dessus © Nick Ash), est l’initiative de cette voix essentielle, lui, Danh Vo, dont l’œuvre protéiforme – surtout des sculptures d’objets trouvés, qui «conservent ou absorbent le désir et la tristesse sublimés des individus et de cultures entières» – appartient à la collection Mudam et qui, lui-même, collectionne assidûment les oeuvres d’Isamu Noguchi, «à l’intersection des cultures asiatique et occidentale». Au point donc de désirer/ réaliser le dialogue à haut coefficient poétique actuellement déployé dans luminosité du Pavillon.
Pour bien saisir la vibration du tout, notez encore que Danh Vo, né en 1975 à Bà Rja, a fui le Vietnam pour le Danemark – un exil vecteur de traumatisme, d’héritage et d’assimilation, qui n’en finit pas de nourrir sa pratique artistique –, et finalement s’installer au nord de Berlin, où, aujourd’hui, il cultive un vaste jardin.
Nous y sommes. Celui qu’il compose sous les lampes Akari, comme un trait d’union entre terre et ciel, entre le concret et l’immatériel, la main et l’esprit, l’organique et la métaphore, le fonctionnel et son contraire, le brun et le blanc, est particulier. Y sont soigneusement agencés des «objets» qui accumulent une charge symbolique.
Concrètement, ce sont des restes de granit, déposés au sol comme des petits bancs carrés, modulables, dont le pouvoir d’évocation fait raccord avec le jardin zen japonais, ce sont des souches d’arbre, du noyer, témoin et réservoir du temps, ce sont des paniers tressés, traditionnels, artisanaux, et ce sont des branchages, des fleurs qui persistent, bien que fanées, à émerger dans les cicatrices du bois, parfaite expression du cycle.
Les fleurs sont toutes cueillies dans l’environnement proche du Mudam, choisies pour leur qualité évocatrice, comme le fusain. Toutes disposées selon un dessein en même temps que par la grâce. Des compositions végétales toutes évolutives, censées être renouvelées au fil des saisons. Chacune sera répertoriée, par la photographie et la peinture, comme une sorte d’inventaire muté en œuvre d’art, pour la cause accrochée au(x) mur(s), afin, au terme des dix mois d’expo, d’illustrer une histoire perfusée par la capacité d’adaptation.
C’est de toute beauté. De celle qui vous scotche sur place, bouche bée, sens décuplés. Rêve éveillé.
Et ce n’est pas tout. Dans l’œuvre de Danh Vo, fruit de collaborations entre autres familiales, le texte tient un rôle. La preuve par une lettre, qui vaut de prime abord pour son élégante calligraphie. Sauf qu’en fait, cette lettre est la copie d’un manuscrit daté du 20 janvier 1861, rédigé en français par un missionnaire qui, peu avant qu’un «léger coup de sabre sépare sa tête», s’adresse à son père. C’est cette lettre que Danh Vo a demandé à son propre père – qui ne sait ni lire ni écrire – de recopier (elle figure donc au milieu de a cloud and flowers). Pourquoi cette lettre-là, lyrique, émanant d’un homme de foi? La réponse est un abîme: «cet acte de recopier peut exister… tant que son père sera vivant».
Et c’est comme ça, s’appropriant l’enseignement d’Isamu Noguchi, que Danh Vo intègre l’art à la vie. Irrésistible.
Infos:
Mudam (Musée d’Art moderne Grand-Duc Jean), Luxembourg -Kircherg: Isamu Noguchi/ Danh Vo, a cloud and flowers, installations, jusqu’au 19 septembre 2022, www.mudam.com
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