Qui dit LEAP, dit Rotondes. Et le LEAP, c’est quoi? C’est un acronyme signifiant «Luxembourg Encouragement for Artists Prize», décerné aux Rotondes (nul ne l’ignore plus). Mais au-delà du prix offert, ce qui importe, c’est l’humanité «distribuée» par l’expo réunissant (aux Rotondes) les quatre artistes finalistes, qui sont en fait cinq.
Alors, visite en roue libre dans l’univers (conceptuel) de Bruno Baltzer et Leonora Bisagno, tandem artistique et couple dans la vie – un binôme fusionnel sélectionné comme un «deux en un» -–, dans celui (peint) de Suzan Noesen et de Nina Tomàs, aussi dans celui (sculpturo-artisanal) d’Hisae Ikenaga, la lauréate 2020. Soit, in fine, un panel particulièrement féminin.
Pour rappel, le prix a été initié en 2016 par les Rotondes. Et donc, je le répète pour les distraits, c’est aux Rotondes, dont la partie «galerie» a été segmentée en «white boxes», que l’expo collective des œuvres des finalistes du LEAP 2020 se tient jusqu’au13 décembre – tous les jours sauf les jeudis.
Mais «pourquoi diable», dans le contexte sanitaire actuel, «s’entêter à maintenir ce prix, qui n’est pas prestigieux», dit Steph Meyers, le directeur des Rotondes – par ailleurs déjà engagées auprès de la jeune création dans la Grande Région à travers d’une Triennale? Parce que, plus que jamais, «le monde de l’art a besoin de soutien». Un soutien… doté de 12.500 euros.
En fait, ce que récompense le LEAP, dont c’est la 3e édition, c’est «non pas des talents émergents mais une pratique confirmée», précise Alex Reding, le curateur de l’expo finale. Et «soutenir la création luxembourgeoise innovante», c’est d’abord donner un coup de pouce à une carrière – du reste, dans le règlement, pas de limite d’âge, un lien élastique avec le Luxembourg et pas d’exigence quant à exposer de nouvelles productions.
Il n’empêche, le contexte inquiétant que nous traversons a peu ou prou impacté la créativité des artistes en lice. A commencer par Bruno Baltzer & Leonora Bisagno.
Dans le travail du duo d’artistes, dévolu à l’image, infusé en couches par des récits historiques et des indignations (je vais y revenir), le confinement a fécondé un virage inattendu. Et d’humaine façon. La preuve en conserves, avec des bocaux de sauce tomate «faite main» étagés dans des cageots en plastique, ramenés d’Italie comme les fruits d’une expérience, celle du jardin partagé. La leçon de Voltaire, «il faut cultiver son jardin», est prise au pied de la lettre. Et dans la main du jardinier.
Simple, désarmant, le geste renoue avec l’essentiel, à savoir: le circuit le plus court entre l’homme et la nature, dans le respect de ce qu’elle donne. Au travers des cageots superposés au beau milieu de l’espace, comme une installation qui ne dit pas son nom, ou une esthétique qui n’en a pas le dessein, la nature, pas si inanimée que ça, pas morte en tous les cas, la nature, donc, fait œuvre.
Ces bocaux dans le LEAP, délicieux petit pavé dans la mare du marché de l’art, font surtout écho à tout ce qui fonde les démarches de Bruno & Leo: une mise en abyme du monde comme il dérape, avec ses abus socio-économico-politico- écologiques, partant, chaque fois, d’une exemple particulier, ancré dans un lieu tout aussi particulier, dont à Montréal dans une décharge, et à Carrare dans une carrière.
Avant de vous embarquer dans ce voyage, je vous propose de jeter un œil du côté de Suzan Noesen, née en 1985 à Luxembourg, dont le film Livre d’heures racontant par l’intime sa complicité avec sa grand-mère, a été présenté au Casino-Forum d’art contemporain en 2019.
Dans ses œuvres récentes, Suzan travaille le nylon, qu’elle tend comme un linge transparent dans un châssis de bois, où dessiner/peindre des objets familiers comme s’il s’agissait d’un suaire où le temps laisserait des empreintes. Sauf qu’on a tout faux.
En fait, la toile serait à lire comme un espace de réflexion sur la vie, où les objets, une table, une chaise, ceux-là qui meublent banalement un lieu de résidence, font en fait partie du kit du squatteur, de sorte que le «tableau», surfant sur l’interprétation poétique, est en vérité une brèche critique que l’artiste ouvre concernant l’accessibilité des espaces présumés publics.
Egalement hantée par les portes et les fenêtres, par les espaces intérieurs et extérieurs, mentaux et physiques et leur porosité, la peinture de Nina Tomàs – Franco-Luxembourgeoise née en 1989 à Béziers, invitée par la galerie Nosbaum Reding en 2019 et aujourd’hui présente dans la section «Take Off» de LAW (Luxembourg Art Week/ The Fair), une 6e édition exclusivement digitale (visite virtuelle 3D en ligne: luxembourgartweek.lu/fr/home, accessible jusqu’au 29 novembre) –, la peinture de Nina, dis-je, est animée par le rêve, par le surgissement aussi de personnages et de souvenirs transposés sur la toile comme un habitat ou comme un paysage utopique: libre à chacun de relier les strates, d’interpréter les fragments d’une sorte écosystème où, dans «une poétique singulière», percolent le vivre ensemble et l’écologie.
Quant à Hisae Ikenaga – née en 1977 à Mexico –, qui «se concentre sur des objets du quotidien modifiés», elle a été primée par le jury pour «la synthèse formelle proposée et pour les touches d’étrangeté et d’ironie introduites qui transgressent le minimalisme apparent» (voir photo ci-dessus, ©Rotondes/ Ruben Dos Santos).
Le minimalisme sonne du côté des tubes d’acier, de leur assemblage très graphique, «à la limite du design» comme le dit l’artiste. Sauf que dans ce recours à une production industrielle, à ses usages multiples, Hisae ajoute/infuse des matières naturelles, le bois et surtout l’argile, ce qui implique un savoir-faire artisanal. Du geste, naissent des fossiles, des conques et autres formes insolites, en grès ou porcelaine, mais à ce point texturées/contorsionnées qu’elles font mine de s’enrouler autour de la structure d’acier aussi souplement que des organismes vivants.
Ce qui d‘emblée cueille le visiteur aux Rotondes, c’est une image de monumental format. Un spectaculaire panorama blanc et noir d’où ses détachent des lettres: Si je me souviens. Une énigme signée Bruno Baltzer & Leonora Bisagno? En tout cas, un glissement sémantique opéré dans la devise du Québec, un glissement qui en cache ou en appelle un autre, plus sismographique, tant le processus du duo a allure d’une descente en rappel dans les failles de notre société.
La géologie comme mode à alerter, voilà le point de départ des abyssales recherches croisées de Bruno et Leo, qui procèdent à coups de strates pour mettre en évidence, et surtout en échec, «des stratégies de pouvoir et d’illusion», autant de systèmes qui se singent «sans guère produire de sens», éminemment perturbateurs, sinon dévastateurs.
Le résultat se livre en image. En objet aussi. A commencer par un plat. Créé spécialement par Villeroy & Boch, où, dans le pigment bleu appelé «Vieux Luxembourg», Antoine Deltour, le lanceur d’alerte à l’origine des LuxLeaks, a laissé l’empreinte de ses pieds …
Dans l’art de mettre les pieds dans le plat, Bruno et Leo ne lésinent ni sur la fonction symbolique de la couleur, ni, donc, sur la matière… qui induit le geste. La preuve encore avec une sorte de grand pavé plat coloré, suspendu en solitaire comme une Compression de César, mais qui, bien sûr, renvoie à une autre réalité, celle de l’extraction des blocs de marbre à la montagne, à Carrare, une extraction qui recourt aux coussins hydrauliques en acier. C’est donc ce coussin, aplati par la pression de l’eau, qui s’expose, comme un ready-made, peint en rouge et noir, raccord en cela avec les couleurs du mouvement anarcho-syndicaliste, Carrare étant le centre de l’anarchisme italien.
Tout bosselé, le coussin porte la mémoire et la trace de la relation violente entre les ouvriers, les carriers, et l’industrie pharmaceutique qui tire les ficelles de l’exploitation – aujourd’hui, seuls 10% du marbre de Carrare servent encore à la statuaire.
L’œuvre qui s’intitule Ma è di tutti («Mais ça», la montage en l’occurrence, «appartient à tout le monde»), une citation réelle, a été conçue à la Villa Romana («la Villa Médicis des Allemands») à Florence, où Bruno et Leo ont séjourné, en résidence artistique, en 2019.
Bourlingueurs, Bruno et Leo sont aussi passés par la Fondation Darling à Montréal, 2018. Autre territoire. Autre montagne à déplacer. Enième exemple de clash entre profit et nature/homme, énième action pour en découdre, accouchant de Si je me souviens.
A Montréal, à côté du Mont Royal – «c’est l’élévation topographique qui a sonné son nom à la ville» –, une nouvelle montagne est née, qui serait de neige éternelle, ce qu’ignorent même les habitants. Et pour cause, elle est le résultat de la collecte des neiges, mais de la neige mélangée à des gravillons et autres déchets. De sorte qu’au fil du temps, depuis les années 80, cet amas gigantesque est devenu une décharge, par définition souillée.
De quoi mobiliser Bruno et Leo, qui ont demandé à un alpiniste de gravir une façade de la décharge – à y regarder de près, on aperçoit la minuscule silhouette du quidam, sur la photo qui documente la performance –-, gravir pour y graver, selon des repères minutieux, préalablement balisés par un drone, comme si la neige était une page d’un cahier quadrillé, pour y graver, donc, la devise québécoise, «Je me souviens», à laquelle est ajouté un «si», une conjonction qui suppose une interrogation: si tant est que je me souvienne, est-ce «au-delà de l’époque où s’est forgée l’identité coloniale dominante de la région»?
Au geste, démesuré, répond l’éphémère, l’écriture s’estompant au fur et à mesure que la neige fond. Comme une métaphore de l’amnésie généralisée ou de la disparition des échelles des valeurs. Mais l’image, elle, fait subversion et résistance.
Bisagno et Baltzer, par ailleurs lauréats de la "Bourse CNA - Aide à la création et à la diffusion en photographie édition 2020", sont des lanceurs d’alerte habillés en artistes critiques. Ce qui, dans le chaos, les bouleversements ambiants, est une posture fondamentale, soluble dans l’urgence à «réfléchir à de nouveaux critères pour la vie sur cette planète».
Infos: Aux Rotondes (Luxembourg-Bonnevoie), expo LEAP prolongée jusqu’au 13 décembre, tous les jours, sauf les jeudis, de 15.00 à 19.00h – rotondes.lu
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